Je viendrai moins souvent, préserver ceux qu’on aime
Deux femmes vivent un déracinement. L’une à l’aube de sa vie adulte, et l’autre au crépuscule d’une vie bien remplie. Lorsque Camille Paré-Poirier commence à enregistrer ses conversations avec Pauline, sa grand-mère, elle ne sait pas encore qu’elle s’engage sur le chemin cahoteux d’une mémoire qui se fragmente et qui disparaît…
Camille a 22 ans quand elle emménage à Montréal. Sa grand-mère Pauline en a 92 quand elle entre en CHSLD. Pressentant l’importance de ces deux moments de transition dans leurs vies, Camille commence à enregistrer les conversations avec son aïeule lors de ses visites, d’abord en résidence privée pour aîné‧e‧s puis en CHSLD. De ces moments où les deux femmes se racontent, échangent, partagent leurs vies, il reste désormais des traces numériques, dont Camille a tiré un émouvant balado, Quelqu’une d’immortelle.
Camille Paré-Poirier a repris tout ce matériel et l’a adapté pour en tirer une pièce où elle dialogue avec Pauline, au rythme de ses visites, au rythme de l’esprit de Pauline qui disparaît progressivement, de son identité qui s’effrite, de sa mémoire et de ses facultés cognitives qui déclinent et de son corps qui l’abandonne. Je viendrai moins souvent est probablement l’une des pièces les plus émouvantes que l’on pourra voir cette saison. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que l’on entende le public renifler bruyamment en tentant de retenir ses larmes; c’est que le texte, d’une grande finesse, vise juste et touche la corde sensible des deuils que l’on doit faire alors que la personne que l’on aime est encore vivante. La pièce propose une très belle réflexion sur la mémoire, le temps, et la manière dont nous nous accrochons aux fragments de ceux que nous aimons, et qui nous invite à ne pas attendre les derniers moments pour parler, partager et transmettre.
Mémoire et transmission intergénérationnelle
La pièce invite à s’interroger sur ce qu’est la mémoire, la fabrique des souvenirs et la transmission intergénérationnelle. Cette transmission est au cœur des interactions entre Camille et Pauline. Elle est également au cœur de la mise en scène, sobre et rappelant subtilement l’univers des soins auprès des personnes vieillissantes, puisque Camille dialogue avec les enregistrements de sa grand-mère, tout en offrant au public des mises en contexte, des réflexions sur son projet, notamment éthiques, sur la notion de consentement et sur la nature même du théâtre documentaire.
Au fil des enregistrements, Camille réalise que la mémoire de Pauline commence à faire défaut, à l’image de son identité qui se fragmente peu à peu. La transmission devient difficile. Cette perte représente non seulement une fragmentation de son identité personnelle, mais aussi une rupture dans la chaîne de transmission entre les générations, un processus que Camille cherche à combler par le biais des enregistrements. Je viendrai moins souvent nous rappelle que la mémoire est une chose fragile et vulnérable, mais qu’elle peut survivre à travers celles et ceux qui restent. Camille devient la gardienne des souvenirs de Pauline, cherchant à préserver ce qui s’efface chez elle et l’offre au public pour que la mémoire de sa grand-mère demeure vivante.
La pièce soulève aussi des questions sur la nature même de la mémoire : qu’est-ce qui mérite d’être retenu et transmis ? Quels sont les éléments essentiels qui constituent l’héritage d’une personne ? Car au-delà des événements et des faits, la mémoire se compose d’amour, d’émotions, de valeurs, et des traces invisibles que l’on laisse dans la vie des autres. Et c’est cet intangible qui disparaît… On se rend ainsi compte de la valeur des souvenirs lorsqu’ils sont proches de disparaître à jamais. Je viendrai moins souvent est une ode à cultiver le lien dès maintenant, à se faire raconter des histoires, transmettre notre essence avant que tout se désintègre.
Proche-aidance et vieillissement
La pièce aborde de manière intelligente la proche-aidance, du point de vue de Camille, qui s’interroge sur ce que cela signifie d’aider un‧e parent‧e et les raisons pour lesquelles on le fait. Est-ce un geste aussi altruiste qu’on le croit? Et comment apprivoiser la douleur face à la perte progressive de l’autre personne, lutter contre l’épuisement et l’impuissance face à l’inévitable? Évoqué en dernière partie de la pièce, le contexte de la pandémie de COVID-19 amplifie considérablement ces enjeux. L’impossibilité de maintenir des liens physiques réguliers, la distance imposée, la peur de transmettre le virus, renforcent l’idée de perte anticipée des êtres chers. Je viendrai moins souvent propose ainsi une belle réflexion sur la fragilité des liens humains en temps de crise, une fragilité exacerbée par le système déshumanisant dans lequel les personnes âgées finissent bien trop souvent par atterrir. Ce faisant, la pièce est un bon complément à l’excellente pièce “Tout inclus”, qui avait ouvert la saison 2021-2022 du Périscope, et qui abordait le vieillissement de la population par le prisme de la vie en résidence pour aînés, où l’on se fait organiser plus qu’on ne vit réellement…
On vous souhaite de ressortir de cette pièce avec l’envie de parler avec les personnes que vous aimez avant qu’elles ne disparaissent et que vous n’ayez plus que des mémoires fragmentaires de leurs vies…
Informations complémentaires
Du 8 au 13 octobre 2024
Texte et interprétation: Camille Paré-Poirier
Mise en scène et conseil dramaturgique: Nicolas Michon
Assistance à la mise en scène et régie sur scène: Marilou Huberdeau
Conception sonore et régie sur scène: Marie-Frédérique Gravel
Scénographie et conception costumes: Camille Barrantes
Une production de Camille Paré-Poirier