Coécrite par Fanny Britt et Mani Soleymanlou, et mise en scène par ce dernier, Classique(s) est à la fois une déclaration d’amour au théâtre, une critique de ses conventions et un miroir tendu à notre époque. C’est un spectacle qui parvient à équilibrer brillamment plaisir et pensée, humour et profondeur, légèreté et vertige. On rit beaucoup — parfois jaune —, on se questionne sur ce qu’on voit, sur le répertoire, sur la posture d’acteur.ice, de spectateur.ice… et aussi sur celle de critique de théâtre.
La scène est encore voilée d’un rideau bleu lorsqu’on entre dans la salle. Puis Mani Soleymanlou soulève un pan de ce rideau et entre en scène, seul, pour entamer un monologue de Robert Gravel sur l’invention du théâtre autour d’un feu. Il y est question de gorilles, de blagues, de la naissance du théâtre dans la jubilation collective. Le ton est donné. À travers cette fabulation fondatrice, Classique(s) nous ramène à la question initiale : pourquoi se rassembler encore aujourd’hui autour d’une scène?
Une réflexion en trois temps
Le spectacle est structuré en trois grandes parties, qui dessinent une trajectoire à la fois éclatée et cohérente.
La première s’ouvre sur une interrogation : qu’est-ce qu’un classique? La question semble simple, mais devient rapidement vertigineuse. Un classique, est-ce ce qui traverse le temps? Ce que la culture dominante choisit de transmettre? Ce qu’on enseigne, ce qu’on canonise, ce qui nous est imposé? La pièce enchaîne alors références savantes et populaires, dans un tourbillon culturel réjouissant : de Racine à La bûche de Noël, en passant par Oncle Vania, tout y passe. Les huit comédiens en costume-cravate — uniformes de la respectabilité figée — énumèrent, citent, questionnent, détournent. Ils se moquent du théâtre lui-même, de ses codes, de ses poncifs — ceux des critiques, des spectateurs, des acteurs. Cette première partie agit comme un jeu de miroir critique : ce qu’on attend d’un classique, ce qu’on croit devoir dire à son sujet, la posture que l’on adopte — moi la première — face à des œuvres qu’il serait impensable de ne pas aimer.
La deuxième partie bascule dans la satire : le procès de l’humanité. Dans un décor de tribunal grotesque, façon commedia dell’arte, la pièce donne la parole à l’Indignation et au Cynisme. On convoque des discours politiques contemporains, on cite Trump ou des ministres israéliens, on fait dialoguer Shakespeare avec l’actualité. C’est drôle, acide, lucide. Le théâtre devient ici agora, interpellant le public sur ses responsabilités collectives. Et pourtant, malgré l’interaction, la distance demeure. Le théâtre à l’italienne, avec sa frontalité, ses rangées bien rangées, n’est pas le feu de Gravel. La collectivité ne s’improvise pas, mais le spectacle multiplie les formes d’interpellation — parfois drôles, parfois touchantes — qui rendent le public complice, et non passif.
La troisième partie se transforme en une éblouissante parodie musicale, pastiche de l’émission En direct de l’univers, où Jean-Moïse Martin interprète un fabuleux God is an american et Kathleen Fortin un I will survive très en paillettes. Les comédiens, toujours aussi justes, chantent, dansent, s’agitent dans une explosion de paillettes et de désespoir feutré. Tout vire à la cacophonie. On rit encore, mais une lassitude affleure. Le divertissement s’use. Les artistes s’épuisent à faire les pitres. Puis, tout retombe. Dans une dernière scène sobre et bouleversante, les comédiens partagent en chœur les mots d’Oncle Vania. « On va vivre, oncle Vania », ultime respiration d’un spectacle qui, derrière son éclat, porte une fatigue du monde. Et une foi fragile mais tenace dans la parole partagée.
Une virtuosité collective
Le plaisir de Classique(s) repose en grande partie sur l’intelligence du texte et l’excellence de son interprétation. Julie Le Breton, Kathleen Fortin, Jean-Moïse Martin, Madeleine Sarr, Louise Cardinal, Benoît McGinnis, Martin Drainville et Mani Soleymanlou lui-même forment un ensemble d’une cohésion remarquable. À la fois chœur et constellation, ce « monstre à huit têtes » glisse d’un ton à l’autre, d’un style de jeu à un autre, avec une aisance qui force l’admiration. Les répliques se complètent comme une partition musicale. On assiste à un vrai travail d’équipe, rigoureux, fluide, précis.
La scénographie est épurée mais efficace : des chaises alignées au fond, trois musiciens (violon, violoncelle, piano) sur scène, des lumières sobres. Le minimalisme du dispositif laisse toute la place au texte, au rythme, au souffle. La musique de Philippe Brault soutient le propos avec sensibilité, tout comme les éclairages de Martin Labrecque et les costumes de Cynthia St-Gelais, à la fois sobres et expressifs.
Que reste-t-il d’un classique?
La pièce aborde de manière intelligente l’enjeu de l’accessibilité du théâtre de répertoire, sans pédagogie pesante, en choisissant plutôt de dédramatiser, désacraliser et partager. Ce qui frappe, au fil des tableaux, c’est la manière dont les grands textes — Bérénice, Hamlet, Médée, Albertine — continuent à résonner, pour peu qu’on leur tende une oreille attentive. Dans les extraits de répertoire joués, la pièce ne cherche pas à tout expliquer de manière scolaire, mais elle contextualise avec humour, glisse des éclaircissements. Et même lorsque le contexte a vieilli, même lorsque la langue semble inaccessible, les émotions qu’ils portent — l’amour, la rupture, la rage, le deuil — ne s’émoussent pas. La pièce nous invite à ne pas sacraliser les classiques, mais à les habiter. À en faire des matériaux vivants.
En plaçant Hamlet aux côtés du Canon de Pachelbel, de Sex and the City, de L’Incendie à Rio et d’un smoked meat, Classique(s) brouille les hiérarchies. Il propose une culture vivante, bigarrée, perméable, où le classique n’est plus un piédestal mais une référence parmi d’autres, qui peut se mêler au quotidien de chacun. Ce décloisonnement est une façon puissante de dire : les classiques sont à vous aussi. Pas besoin d’avoir lu tout Racine pour être touché par une tirade de Bérénice. Pas besoin d’avoir étudié le théâtre pour trouver que Médée, c’est violent, et qu’Albertine est bouleversante.
Enfin, le spectacle montre que même les acteurs et les auteurs peuvent se sentir intimidés, déconnectés ou sceptiques devant certaines œuvres du répertoire. Ce doute, mis en scène avec humour et tendresse, devient un outil d’ouverture. Il abolit l’idée qu’il faudrait un savoir préalable ou une posture savante pour accéder au théâtre dit « classique ».
Classique(s) est un spectacle à la fois éclaté et maîtrisé, dense et généreux. Il ne cherche pas à imposer un discours, mais à ouvrir une réflexion. Il donne envie de relire, de revoir, de revivre. Il interroge le théâtre sans le trahir, le tourne en dérision sans le mépriser, et finit par le célébrer. Pas comme un mausolée, mais comme un feu fragile autour duquel on peut encore, collectivement, se réchauffer.
Informations complémentaires
Du 30 avril au 2 mai au Diamant
Distribution : Louise Cardinal, Martin Drainville, Kathleen Fortin, Julie Le Breton, Jean-Moïse Martin, Benoit McGinnis, Madeleine Sarr, Mani Soleymanlou.
Les musicien-ne-s : Mélanie Bélair, violon; Alexis Elina, piano; Annie Gadbois, violoncelle.
Texte: Fanny Britt et Mani Soleymanlou
Mise en scène: Mani Soleymanlou
Scénographie: Martin Labrecque et Mani Soleymanlou
Production: Orange Noyée
Coproduction : Théâtre du Nouveau Monde et Théâtre français du CNA
En codiffusion avec Le Diamant