Présentée au Premier Acte, Coupes à blanc dresse un constat glaçant sur l’aveuglement des élites, porté par une mise en scène visuellement marquante et une approche sensorielle audacieuse, laissant le spectateur dans le doute quant aux mobilisations possibles face à l’urgence climatique.
Le monde est en ruine et l’air est devenu irrespirable; ceci n’empêchera aucunement une poignée d’ultra-riches de festoyer à l’invitation d’Antoine et Marie, lors d’un dernier banquet avant de quitter la Terre pour coloniser une nouvelle planète. Déconnectés de la catastrophe qu’ils ont contribué à engendrer, ils s’apprêtent à célébrer une dernière fois, convaincus de leur inhérente supériorité. Jusqu’à ce que Marie se fissure et qu’elle réalise que les blessures et les regrets qu’elle porte en elle ne la quitteront pas en partant de la Terre. Au pied de leur immeuble, la mystérieuse Asmodée décide de se rebeller contre le système dans ses derniers instants. Émergeant des immondices, elle tente de s’élever au rang de ces élites, cherchant une place dans un monde qui l’a déjà condamnée.
Dans cette farce dystopique, le dernier banquet de l’humanité ne tient pas du repentir ou du recueillement, mais du déni absolu. Alors que l’air devient irrespirable, les riches engloutissent leurs mets fins avec l’arrogance de ceux qui savent qu’ils auront toujours une porte de sortie. Ce ne sont pas des survivants, mais les avatars d’un système prêt à reproduire son propre effondrement, ailleurs, à l’infini. Héritiers des grands industriels du XXIe siècle, persuadés que la solution aux désastres écologiques n’est pas de réparer la Terre, ils peuvent s’acheter une échappatoire interstellaire. La pièce fait du darwinisme social un moteur idéologique implacable : les ultra-riches, retranchés dans leur banquet, justifient leur départ vers une nouvelle planète en affirmant qu’ils sont simplement les plus adaptés à la survie. À leurs yeux, les laissés-pour-compte ne sont que des ratés de l’évolution, condamnés à disparaître. Ce cynisme glaçant, assumé avec arrogance, renforce l’absurdité et l’horreur de la situation : ceux qui fuient sont précisément ceux qui ont détruit la planète, et ils s’accrochent à une logique de sélection qui ne fait que reproduire les mêmes erreurs. Cette vision, à la fois cruelle et terriblement contemporaine, donne à la pièce un relief glaçant, où l’égoïsme se drape dans le langage de la sélection naturelle. Une sélection qui devient une excuse morale pour l’inaction et l’abandon. À travers ce prisme, la pièce expose avec force l’aveuglement des élites face à la catastrophe écologique. La survie ne se joue plus sur la coopération ou la responsabilité collective, mais sur la capacité des puissants à s’extraire du désastre qu’ils ont causé. Ce discours, qui semble absurde dans la bouche des personnages, trouve pourtant un écho troublant dans notre monde, où la gestion des crises climatiques se fait souvent à l’avantage des mieux nantis.
La situation de départ est forte (des ultra-riches qui festoient en attendant de fuir la Terre qu’ils ont détruite) et la pièce aurait sans doute gagné à aller jusqu’au bout de son potentiel critique : on aurait pu avoir des dialogues plus cruels, plus absurdes, plus cyniques pour souligner à quel point ils sont déconnectés de la réalité. De fait, la pièce dresse le constat d’un monde à l’agonie, mais sans véritable prise de position, ni ouverture vers une alternative. Alors que la situation de départ promet une critique acerbe des élites insatiables, on regrette presque que l’aveuglement outrancier des personnages ne soit pas plus verbalisé, ou ne critique pas plus l’existence d’un système où faire un enfant signifie s’endetter en raison du poids qu’il représente pour les ressources de la Terre ou faire des choix cruels entre les personnes qu’on aime… On se prend presque à attendre le moment où l’horreur de leur égoïsme deviendra risible, où leur arrogance se retournera contre eux.
Plutôt que d’adopter une narration classique, Coupes à blanc privilégie une approche sensorielle, jouant sur la fragmentation des dialogues et des ambiances sonores pour plonger le spectateur dans un monde en décomposition. Ce choix peut dérouter, mais il donne à la pièce une force évocatrice indéniable. Dès l’ouverture, la pièce instaure cet univers visuellement fort : Asmodée, surgissant du sol comme un spectre venu hanter les vivants, offre un tableau d’une beauté brute, à la fois inquiétante et hypnotique. Ce soin apporté à la composition scénique traverse toute la mise en scène, donnant à l’univers dystopique une texture tangible. On pardonnera à cette ouverture le fait qu’elle s’étire dans une assez longue litanie énigmatique, constellé de traces sonores, marquée par une voix hachurée, spectralisée, qui se situe quelque part entre l’incantation et l’écho et dont on peine à saisir le propos. Les mots passent en boucle et enfouissent parfois le discours, ce qui atténue l’effet de Coryphée qu’elle aurait pu avoir dans cette pièce inspirée des tragédies grecques. Souhaitons qu’il ne s’agisse que d’un problème de réglage de son, car il s’agit d’un aspect tout à fait intéressant de la pièce et qui contribue sans doute grandement à sa compréhension. Soulignons également le très beau décor, qui souligne admirablement la déconnexion des ultra-privilégiés dans leur tour de verre, face au monde qui s’écroule.
Les acteurs incarnent leurs rôles avec une grande intensité. On finit par à peu près tous les détester, preuve d’une écriture intelligente des caractères. Asmodée, bien que difficile à saisir dans son discours, impose une présence presque mystique sur scène, fascinant par sa capacité à occuper l’espace. La troupe parvient à faire passer une forte émotion, même dans les quelques lenteurs ou passages plus abscons d’Asmodée.
Au-delà de la scène, la pièce mérite d’être saluée pour son approche écoresponsable. Avec une démarche carboneutre, les créateurs ont mis en œuvre des efforts remarquables pour réduire l’empreinte écologique du projet, prouvant ainsi qu’il est possible de conjuguer art et responsabilité environnementale. Coupes à blanc se veut une pièce qui « contribue au renouveau des mobilisations écologiques », ce qui passe notamment par son processus de création. L'équipe de production a privilégié l'utilisation de matériaux de seconde main pour le décor, favorisé les répétitions de jour pour profiter de la lumière naturelle et encouragé des modes de transport durables pour les déplacements de l'équipe. Cette approche a permis de réaliser des économies et de renforcer la cohésion de l'équipe, tout en alignant le spectacle avec les valeurs écologiques qu'il défend.
Informations complémentaires
Du 18 mars au 5 avril 2025.
Production: Collectif Verdun
Texte et mise en scène: Charlie Cameron-Verge
Assistance à la mise en scène et cosupervision écoresponsabilité:
Antoine Gagnon
Direction de production et cosupervision écoresponsabilité:
Anne-Virginie Bérubé
Conception: Bruno Verge (Boon Architecture), Charlie Cameron-Verge, Samy Girard, Érika Hagen-Veilleux, Jeanne Murdock, Émily Wahlman.
Interprétation: Valérie Boutin, Mariann Bouchard, Natalie Fontalvo, Nicolas Létourneau, Dayne Simard, Clara Vecchio et Luce Dorion-Roy & Adela Casgrain-Rodriguez (en alternance).