Dis-moi qui tu es, je te dirai ce que tu dis
Aborder nos contradictions contemporaines avec la grâce de l'humour absurde
Avec Dis-moi qui tu es, je te dirai ce que tu dis, Simon Boudreault signe une comédie à sketches où l’absurde et la satire révèlent les contradictions de notre époque. Entre quête identitaire, maladresses bien intentionnées et terrains glissants, la pièce explore avec humour les angoisses d’une société en perpétuelle redéfinition.
Présentée au Théâtre La Bordée jusqu’au 22 mars 2025, cette pièce à tableaux explore avec un regard incisif des thèmes contemporains tels que la perte des repères sociaux, la quête identitaire, la polarisation sociale, l'obsession de la compétition, les accommodements raisonnables et déraisonnables et la difficulté du dialogue dans une société en constante mutation.
Boudreault épingle nos hésitations, nos certitudes vacillantes et nos efforts parfois maladroits pour bien faire. Les situations cocasses ou absurdes s’enchaînent à un rythme effréné: une autrice à qui un potentiel lecteur fait passer un test pour être certain qu’il peut admirer une personne sans qu’un scandale ne viennent faire chuter son idole, un candidat à l’embauche qui porte un sac sur la tête pour garantir un processus de recrutement “neutre”, des patients en thérapie qui rejettent tout ce qu’ils ont appris dans leur cheminement de peur de faire de l’appropriation culturelle, un collègue de travail trop vertueux dans sa bien-pensance et qui patine trop fort de peur de heurter le monde, un ami à louer ou un service de messagerie “neutre” permettant de dépersonnaliser en direct les mauvaises nouvelles, et bien d’autres. La pièce fait éclater nos petits et grands malaises contemporains à grand coup d’humour absurde et souvent réjouissant. À cet égard, la scène de la maternelle 4 ans est tout simplement un bijou de jeu et d’écriture: un parent d’élève trop occupé rencontre l’enseignante de son enfant, qui doit lui annoncer que son petit, dont la créativité avec la pâte à modeler a provoqué un fabuleux chaos, est transféré vers le groupe des scarabées.

Cette pièce s’amuse avec les préjugés, ceux qui nous confortent, nous réconfortent et nous donnent l’illusion de comprendre l’autre et de savoir ce qu’il va dire, ce qu’il est. Il y a beaucoup d’imagination dans l’écriture de Simon Boudreault, qui a une incroyable capacité à saisir l’air du temps, à fabuler des situations à partir d’un quotidien presque probable et à pousser la logique interne des raisonnements à l’extrême pour en montrer l’absurdité.
Mais, si l’absurde et la satire sont des outils puissants pour souligner les contradictions et les excès de notre société, la moquerie pourrait au premier abord parfois sembler trop facile, surtout quand elle vise des sujets délicats. Ainsi, la scène de thérapie de thérapie de groupe aborde les débats contemporains sur l’appropriation culturelle et l’authenticité des pratiques thérapeutiques, avec un retournement absurde : des personnes qui se sentaient mieux rejettent soudainement ce qui les aidait, non pas parce que cela était inefficace, mais par crainte d’un enjeu idéologique. L’exagération des angoisses liées au politiquement correct est une mécanique comique efficace, et Boudreault travaille comme un équilibriste entre la critique fine et les simples gags sur une mode perçue comme excessive. Selon le public qui assistera à cette pièce, ce type de satire pourra facilement tomber dans la moquerie d’un phénomène social complexe, en simplifiant trop la question. Il faut alors se rappeler que ce ne sont pas les préoccupations liées à la sensibilité culturelle, la solitude moderne ou à l’inclusivité qui sont absurdes en soi, quand en réalité, c’est plutôt la maladresse ou l’excès qui sont visés dans Dis-moi qui tu es. Faisons confiance à l’auteur: il sait ce qu’il fait et fait confiance à l’intelligence du public pour saisir toutes les nuances et se moquer non des préoccupations elles-mêmes, mais plutôt que absurdités qu’elles peuvent parfois générer.
C’est toute la pertinence de la pièce, qui réussit à capter un malaise plus profond – cette difficulté à se comprendre et à se connecter aux autres – et si certaines scènes pourront peut-être paraître datées dans un avenir plus ou moins lointain, c’est un bon témoignage de notre époque, une sorte de capsule de ce qui nous fait rire (et nous frustre) aujourd’hui.

Une des grandes qualités et l’originalité de la pièce tiennent au fait que l’auteur fait ici le choix de faire des didascalies des personnages à part entière. Dans le théâtre, les didascalies sont généralement des indications scéniques fournies par l'auteur pour guider les acteurs et le metteur en scène et ne sont pas destinées à être prononcées sur scène. Ici, elles prennent vie. Et non seulement elles sont vivantes, mais elles sont également interactives. Parfois, simplement pour introduire le propos. Parfois, pour prendre les choses en main de manière beaucoup plus directe comme dans l’extraordinaire scène de la maternelle 4 ans. C’est brillant et ludique. Les avoir affublées de blouses blanches leur donne une image presque scientifique ou bureaucratique, comme s'ils étaient des techniciens du texte, des sortes d’architectes du récit ou des contrôleurs de la fiction. C’est une belle manière visuelle de marquer leur rôle en dehors du monde des personnages tout en leur permettant d'intervenir activement.
Si la plupart du temps, les didascalistes n'interviennent qu'au début des scènes, la dernière scène est marquée par leur présence touchante aux côtés de l’auteur, à mi-chemin entre des muses et des belle-mères. Cette scène finale leur donne une dimension plus intime, presque bienveillante, loin du simple rôle de maîtres du jeu qu’ils semblaient incarner au début.

La mise en scène de Lorraine Côté, simple, fluide et polyvalente, est essentielle pour cette pièce à sketches, et sied à son humour absurde. Dis-moi qui tu es est également bien équilibrée dans son jeu et sa distribution; tous les acteurs sont mis en valeur dans des rôles où il faut beaucoup d’énergie, une bonne capacité à passer d’un personnage à un autre et l’on sent que tous ont pleinement investi l’espace pour s’exprimer. Il en ressort une belle cohésion d’ensemble, en plus de profiter du très bon jeu de Marie-Josée Bastien, Charles-Étienne Beaulne, Simon Boudreault, Gaïa Cherrat Naghshi et Hugues Frenette.
Dis-moi qui tu es, je te dirai ce que tu dis est une pièce qui fait rire tout en mettant le doigt sur nos maladresses et nos solitudes. Certaines pièces sont faites pour capturer un moment précis, une ambiance, une série de préoccupations qui résonnent particulièrement dans l’époque où elles sont jouées: c’est le cas ici. C’est aussi ce qui fait sa force: elle saura parler directement aux spectateurs d’aujourd’hui, avec un humour qui frappe juste parce qu’il est immédiat et familier. Une bonne comédie, pour tous publics, en fin d’hiver, ça ne se refuse pas!

Informations complémentaires
Du 25 février au 22 mars 2025
Coproduction du Théâtre La Bordée, du Théâtre Niveau Parking et Simoniaques Théâtre
Texte : Simon Boudreault
Mise en scène : Lorraine Côté, assistée de Thomas Royer
Décor : Vano Hotton
Costumes : Julie Lévesque
Musique : Stéphane Caron