Entre héroïsme individuel et désillusions collectives: l’ambivalence tragique de Place du Parlement
Place du Parlement n’est pas une pièce pour les âmes sensibles. Réflexion poignante sur la responsabilité individuelle, le militantisme, et le poids psychologique des choix radicaux, cette tragédie contemporaine pose la question : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour changer le monde… ou pas?
Tirée du sommeil par une sonnerie lancinante, Kat quitte ce matin-là son domicile, laissant derrière elle son époux, son jeune enfant et son petit confort, pour se rendre sur la place du Parlement munie d'un bidon d'essence et d'un briquet, mue par une volonté héroïque de changer le monde par son seul geste. Un projet à portée monumentale, qu’un monologue intérieur (fort habilement transformé en dialogue entre Kat (fragile et juste Maude Lafond) et sa conscience (interprétée par Lé Aubin parfaite dans sa colère latente) rationalise et simplifie en tous points. On rentre dans le récit en naviguant entre les émotions fluctuantes de Kat : peur, ambivalence, exaltation, désespoir, et regret, toujours accompagnée par cette voix intérieure, plus téméraire, courageuse et exigeante qu’elle-même. Un dispositif original et solide, renforcé par la complicité et la fluidité entre Maude Lafont et Lé Aubin, qui rendent palpable l’impression qu’elles partagent réellement des pensées communes.
Cependant, les choses ne se déroulent pas tout à fait comme prévu pour Kat, et le reste de la pièce explore les conséquences de son échec à devenir martyre. Le deuxième acte se concentre ainsi sur sa lente récupération, marquée par la souffrance (à plus d’un titre) - délicatement mise en valeur par une projection du visage de Kat en arrière du décor -, les réactions de ses proches (personnages qui frôlent l’insignifiance et la médiocrité individualiste), partagés entre incompréhension d’un geste réduit à sa dimension intime et le refus d’y voir un acte politique. Des conséquences amplifiées par le manque de résonance médiatique de son geste, qui ne sera jamais réellement perçu comme politique. Ce que la mère de Kat (Lorraine Côté), en particulier, résume d’un lapidaire “famille, bonheur, et puis on meurt”, ce qui laisse peu de place à l’engagement collectif. “Tout ça pour ça?” peut-on se demander, au cours d’un second acte marqué par la lenteur de la reconstruction physique rythmée par l’érosion des convictions.

Le troisième et dernier acte, probablement la seule faiblesse de la pièce, accélère le temps et traverse en 15 minutes les 15 années suivantes de la vie de Kat, l’enfouissement dans un confort petit-bourgeois, l’effacement du geste sous le mythe d’un improbable accident domestique, le regret, la redécouverte du geste et la transmission d’une histoire. Ce qui avait débuté comme une expérience poignante et stimulante dans les deux premiers actes se désintègre dans le troisième pour culminer dans une boucle sacrificielle que l’on peine à comprendre. On croit y lire une critique cinglante de nos sociétés contemporaines engoncées dans leur confort égoïste et heureux de résumer leur engagement à la signature de pétitions ou de partage d’images d’enfants morts dans des conflits, tout en s’enfermant dans des banlieues où elles ne verront plus la pauvreté de proximité. Une critique cinglante de la bonne conscience qui ne débouche pourtant pas sur un appel au changement.
L’universel et la nuance
Il n’en reste pas moins que Place du Parlement est une pièce tout en nuance. Cette œuvre de James Fritz explore des thèmes complexes et ambivalents, en particulier la tension entre l’individu et la société, le sacrifice personnel et l’engagement pour une cause plus grande. Kat est un personnage en quête de sens, dont les émotions oscillent entre l’espoir, la peur, la révolte et la culpabilité, ce qui confère à la pièce une grande profondeur. Elle n’est pas présentée comme une héroïne ou une personne suicidaire qui chercherait à donner une portée politique à son geste.

Interprétant leurs rôles respectifs face au public, les personnages établissent une relation intime et immédiate avec les spectateurs. Invités à devenir un participant actif, ils ne pourront faire autrement que d’être eux aussi confronté à l’impasse de cette tragédie moderne.
Le texte, fort heureusement ponctué de moments drôles, voire cyniques, échappe à tout manichéisme, refusant de réduire le sacrifice de Kat à un héroïsme éclatant ou au pathos d’une tragédie univoque. Ce sont précisément les jeux d’ombres et de lumières qui se déploient dans la psychologie des personnages, conjugués à l’écho puissant des choix individuels dans le tumulte d’un contexte social plus vaste, qui insufflent à la pièce sa profondeur et sa subtile richesse. Cette ambivalence délicatement tissée invite le spectateur à contempler l'humanité dans toute sa complexité, entre grandeur et fragilité et à s’interroger sur son propre rapport aux injustices dans le monde. Bien que Place du Parlement soit délibérément située dans un temps ambigu et qu’elle fasse écho à des événements sans nommer de contexte précis, elle résonne d’une manière frappante et proche de notre réalité.
Épures visuelles
En soutien à cet universalisme et cette nuance, le décor, que l’on doit à Alice Poirier) est à la fois simple et visuellement très réussi. Émile Beauchemin, le concepteur des lumières, parvient à renforcer l'intensité dramatique et à souligner les nuances émotionnelles des personnages et à faire croître les tensions de la pièce, et plus encore l’aspect physique de la douleur (à cet égard, les 15 néons oranges qui parsèment le décor sont un élément judicieux, percutant, et parfaitement adapté à la trame narrative de la pièce). Il y a là une belle maîtrise dans l'art de traduire les subtilités en effets visuels percutants.

Place du Parlement, à voir au Périscope jusqu’au 1er février 2025.
Autres informations
Du 14 janvier au 1er février au Périscope (billets)
Une production de La Brute qui pleure en coproduction avec Carte blanche.
Distribution: Maude Lafond (Kat), Jean-Michel Girouard (Tommy), Lorraine Côté (la mère), Angélique Patterson (Catherine), Lé Aubin (la petite voix de Kat et Jo), Elie St-Cyr (le physio) et Gaïa Cherrat Naghshi (la docteure et la collègue).
Texte James Fritz, traduction d’Angélique Patterson
Mise en scène & traduction David Bouchard, assisté d’Auréliane Macé
Direction de production Anne-Laure Julien
Coordination technique Marie-Pier Faucher Bégin
Décor Alice Poirier
Lumières Émile Beauchemin
Costumes Émily Wahlman
Musique originale Martien Bélanger