H+
Voici une œuvre captivante, qui offre une expérience théâtrale unique, mêlant performance physique intense, technologies avancées et questionnements philosophiques sur la condition humaine. Critique douce amère de nos vies très - trop - remplies, H+ n’est à l’affiche du Périscope que pour quatre soirs, il ne faut pas la manquer!
Inspiré par une expérience personnelle marquante — une myopéricardite virale survenue à l'âge de 25 ans en raison d'un surmenage professionnel — Émile Beauchemin interroge son rapport à la performance et à la quête d'excellence. En repartant de la seule réponse qui lui a alors semblé logique, c’est-à-dire de pousser son corps encore plus loin pour repousser ses limites, l’auteur s’intéresse au transhumanisme (dont le symbole est H+), un mouvement philosophique et scientifique qui prône l'amélioration des capacités humaines grâce aux avancées technologiques, biologiques et génétiques. Son objectif est de repousser les limites naturelles du corps et de l’esprit, que ce soit en augmentant la longévité, en améliorant les performances physiques et cognitives, ou même en fusionnant l’humain avec la machine. Un mouvement qui n’est pas né d’hier, puisque la domestication du feu ou encore les vaccins sont des manifestations de cette volonté de s’adapter pour évoluer.
Sous les yeux du public, Emile Beauchemin incarne cette frénésie du "toujours plus" : plus de productivité, plus de performance, plus de dépassement, au point de sacrifier des moments essentiels avec ceux qu’il aime. Une vie où l’on se définit principalement par le fait d’être tout le temps occupée, où les semaines de 35 heures sont des mi-temps, une vie qui déborde de tout: de travail, de relations sociales, de notifications, de sollicitations constantes, où le fait d’être considéré comme une machine ou un bourreau de travail est un compliment.
On s’arrêtera quand on sera mort.
H+ d’Émile Beauchemin met en scène cette fuite en avant, où l'on cherche à remplir chaque instant de nos vies, souvent au détriment de nos relations humaines. En courant littéralement sur scène (pour être parfaitement en accord avec sa réflexion, Emile Beauchemin court pendant toute la durée de la pièce les 21 derniers kilomètres d'un marathon sur un tapis roulant), le protagoniste illustre bien comment cette quête effrénée devient paradoxale : on court pour vivre plus intensément, mais on finit par passer à côté de la vraie vie. Le surmenage qui a conduit Beauchemin à une myopéricardite virale est une métaphore directe de cette contradiction. Il a tellement poussé son corps et son esprit à bout qu’il a frôlé la mort, illustrant un cycle absurde : on travaille sans relâche pour "ne pas mourir", mais cette obsession même nous épuise et nous éloigne de l’essentiel.

L’image du tapis roulant est particulièrement forte : elle renvoie à une course qui n’a pas de fin, où l'on avance mécaniquement sans jamais réellement arriver quelque part. Cela évoque aussi la métaphore du hamster dans sa roue, qui court sans jamais s’arrêter, enfermé dans un rythme imposé par la société ou par soi-même. H+ critique cette obsession du travail, du dépassement et de la performance en montrant comment elle nous isole et nous déshumanise, alors que l’essentiel est peut-être ailleurs : dans la connexion aux autres et dans la capacité à simplement être, sans chercher à constamment faire.
Technologies, lumières et traductions
Avec l’utilisation de capteurs biométriques, la pièce montre comment nous cherchons à contrôler notre corps et nos performances, comme si tout devait être optimisé pour atteindre un objectif ultime. H+ met ainsi en scène la mesure en temps réel des fonctions vitales du protagoniste et en les intégrant dans la scénographie, illustrant ainsi cette tendance où nos corps deviennent des ensembles de données analysées, interprétées et parfois optimisées par des dispositifs technologiques. Réflexion intéressante sur le phénomène du quantified self (ou "soi quantifié"), qui est aujourd’hui omniprésent (montres connectées, applications de suivi du sommeil, capteurs de fréquence cardiaque, compteurs de pas), H+ nous rappelle que si nous avons accès à une quantité impressionnante d’informations sur notre santé et nos performances physiques, cette mesure constante nous pousse aussi et surtout à une logique de performance et d'amélioration continue. Elle nous montre aussi que cette volonté d'efficacité à tout prix crée un vide émotionnel, une déconnexion avec nos proches. Le spectacle semble ainsi poser une question fondamentale : À force de tout mesurer et d’optimiser chaque aspect de notre vie, est-ce qu’on ne passe pas à côté de ce qui la rend vraiment humaine ?
Dans H+, la réflexion sur la traduction et le rôle du traducteur s’intègre subtilement, par l’expérience de Maureen Roberge, également traductrice, ainsi qu’à travers la question du langage du corps et des données. Dans un monde où tout est mesuré, quantifié, la traduction devient aussi un enjeu de fidélité, d’interprétation et d’adaptation dans tout processus de passage d’un état à un autre. La pièce pose indirectement la question : peut-on vraiment traduire une expérience humaine de façon exacte ? Cette tension entre fidélité et réinterprétation est au cœur du travail du traducteur, mais aussi du théâtre et du transhumanisme : dans tous ces domaines, il s’agit de passer d’un état à un autre, d’une langue à une autre, d’un corps naturel à un corps amélioré, tout en se demandant ce qui se perd ou se transforme en chemin. En ce sens, H+ rappelle que toute tentative de traduction – qu’elle soit linguistique, technologique ou artistique – implique une part de perte, d’interprétation et de réinvention, rendant le processus aussi fascinant que troublant.
H+ est également une réflexion intéressante (et pédagogique!) sur le rôle de la lumière au théâtre. Moteur de l’engagement artistique d’Emile Beauchemin, la lumière est celle du feu autour duquel les hommes se sont racontés leurs premières histoires, celle des premières scènes éclairées à la bougie et celle qui donne vie aux spectacles contemporains, fourmillant de possibilités grâce à la technologie (la scène de la cuisine est à cet effet fascinante). La lumière, dans H+, ne se contente pas d’éclairer l’action : elle devient un personnage à part entière, un outil dramaturgique qui accompagne et amplifie la quête de performance du protagoniste, reflet du corps et de l’effort, et qui interagit directement avec les variations physiologiques d’Émile Beauchemin, en étant influencée par ses données biométriques. Elle ne sert donc pas seulement à mettre en valeur l’acteur, mais à traduire visuellement son état intérieur… et permet d’offrir au public des moments touchants.
Depuis sa création en 2023 dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec, la pièce a peu évolué, notamment dans sa conclusion, ce qui redonne beaucoup d’humanité et de sensibilité à la réflexion. De l’espoir aussi, sans doute. Nul doute qu’assister à la pièce vous permettra de remettre certaines choses en perspective. Précipitez-vous: la pièce ne joue que quatre jours (ce qui s’explique aisément, courir un demi-marathon chaque soir est plus qu’exigeant, physiquement parlant).
Informations complémentaires
du 25 février au 1er mars 2025 (quatre représentations)
Distribution: Emile Beauchemin, Maureen Roberge, Michel Langlois.
Une production du Théâtre Astronaute.
Texte & mise en scène: Emile Beauchemin, co-mise en scène à la création Odile Gagné-Roy, assistés de Jeanne Théberge pour la reprise.
Collaboration au texte: Maureen Roberge
Conception éclairage & vidéo: Keven Dubois
Conception sonore: Pascal Robitaille
Conception scénographique: Marie-Pier Faucher-Bégin
Conception multimédia: Louis-Robert Bouchard
Conception prosthétique & effets spéciaux: Cloé Lapointe & Lorena B. Mugica
Dramaturgie: Marie-Ève Lussier-Gariépy