Hamlet au Diamant
Une tragédie sans paroles, au croisement du ballet contemporain et du théâtre baroque
Présenté au Diamant, Hamlet de Guillaume Côté et Robert Lepage propose une relecture dansée, audacieuse et profondément émotive de la tragédie shakespearienne. Sans un mot, mais avec une maîtrise impressionnante du langage chorégraphique et visuel, cette version nous plonge dans un univers à la fois mental et baroque, où le trouble, le deuil et la folie s’incarnent par le corps, la lumière, la texture. Une œuvre exigeante, puissante, qui laisse une empreinte durable bien au-delà de la dernière scène.
Ce n’est pas la première fois qu’Hamlet est transposé en ballet — on pense à Neumeier, MacMillan, van Dantzig, Mills — mais la version signée par Guillaume Côté (chorégraphie et rôle-titre) et Robert Lepage (mise en scène) marque un tournant. Présentée au Diamant, cette création est bien plus qu’un ballet narratif : c’est une œuvre multimédia, une plongée sensorielle dans le trouble intérieur d’un homme en crise, où chaque geste, chaque lumière, chaque fragment de décor concourt à faire vibrer l’âme du spectateur.
Mais le cœur battant de cette version reste la danse. Une danse de l’âme en clair-obscur. Et cet Hamlet dansé impressionne d’abord par la qualité et l’engagement physique total de ses interprètes. Guillaume Côté, dans le rôle-titre, donne corps au doute avec une intensité rare : chaque déséquilibre, chaque tension musculaire devient un écho direct aux tourments du personnage. La chorégraphie, exigeante et finement ciselée, évite la démonstration pour aller chercher ce que le langage ne dit plus : l’angoisse sourde, la culpabilité rampante, les élans d’amour ou de haine trop puissants pour les mots. Ophélie (Carleen Zouboules), d’une grande justesse, oscille entre souplesse et effacement progressif, comme si sa dissolution était déjà en marche. La gestuelle de chacun semble pensée comme une écriture intérieure : pas de récitatif, mais des phrases de chair et de souffle, où le corps devient mémoire, blessure et cri. La danse contemporaine, ici, ne raconte pas seulement Hamlet — elle le ressent, elle le rêve, elle l’incarne.
Cette rêverie chorégraphique est portée par une musique originale, composée par John Gzowski. Ni Tchaïkovski, ni Prokofiev : une matière sonore plus trouble, plus aqueuse, parfois poisseuse, qui agit comme un tapis mental, un flux intérieur. Le violoncelle, par instants, vient souligner une déchirure, un élan, mais sans chercher à guider la lecture de la scène. Ici, la musique n’accompagne pas : elle absorbe, elle dilue, elle dérive. La richesse de la trame sonore tient aussi au choix singulier des instruments utilisés : un violon, un alto, un violoncelle, mais aussi une vielle à roue, une guitare basse et une guitare électrique, parfois saturée jusqu’au grondement. Ce mélange inattendu entre instruments anciens, acoustiques, et textures contemporaines ou rock crée un paysage sonore profondément expressif. Chaque timbre semble pensé pour accompagner une nuance émotionnelle. Ce mariage d’époques et de registres ne produit jamais de fausse note : au contraire, il renforce l’impression d’un drame intemporel, traversé de pulsations souterraines et de cris contenus.
Loin des codes du ballet dramatique traditionnel, la proposition puise dans les outils du théâtre technologique et immersif que Lepage a su affiner avec Ex Machina : projections mouvantes, effets de miroir, perspectives déformées, jeux d’échelle. Les espaces scéniques se fragmentent, se superposent, glissent les uns dans les autres, comme si la mémoire de Hamlet elle-même se déployait sous nos yeux — hantée, poreuse, pleine de trous et de surgissements. Le plateau devient chambre d’écho, théâtre mental, surface mouvante d’un deuil irrésolu.
Dans cet écrin résolument contemporain, quelque chose du théâtre baroque affleure et structure silencieusement l’ensemble. La mise en scène convoque avec délicatesse les codes d’un théâtre d’illusion assumé, raffiné, presque artisanal. Les coquilles d’éclairage à l’avant-scène, clin d’œil aux théâtres élisabéthains, les chandeliers suspendus, les effets de vent créés à vue par le jeu d’un rideau rouge, la toile bleue déroulée pour figurer l’eau, tout cela évoque une époque où la machinerie scénique était visible, manipulée à vue, participant pleinement de l’expérience théâtrale. Ce n’est pas ici un décor réaliste qu’on nous propose, mais une série de tableaux mouvants, aux compositions soigneusement orchestrées, où la matière devient signe, le geste devient souffle, le tissu devient tempête ou rivière. Le spectacle assume ainsi une certaine poétique du faux, un jeu avec les conventions scéniques d’autrefois, tout en les infusant de technologie, de danse, de tension contemporaine. La lumière, notamment, travaille à la manière du clair-obscur caravagesque : elle découpe les visages, sculpte les silences, creuse les ombres. Il ne s’agit pas de simuler le réel, mais d’en amplifier la portée sensible. À l’instar du théâtre baroque, ce Hamlet fait de l’illusion une puissance expressive, et du plateau un monde où l’imaginaire est souverain.
Dépouillé de sa chair verbale, Hamlet s’offre ici dans une forme flottante, impressionniste, où l’émotion circule de corps en corps, de tableau en tableau. Aucun mot ne sera échangé sur scène. Et pourtant, tout est dit. Pour qui ne connaîtrait pas l’intrigue, il reste une puissance dramatique universelle: la jalousie, la trahison, la folie, la passion filiale, l’impossible oubli. Pour qui connaît la pièce, cette version propose un regard renouvelé sur les scènes iconiques, au-delà de la scène du crâne.

Le suicide d’Ophélie devient un moment de grâce suspendue devant un mur de miroirs. Elle se débat d’abord avec elle-même, sa gestuelle se brouille, se disloque, avant qu’un lent basculement ne l’entraîne vers la chute. La grande toile bleue descend doucement, l’enveloppe comme une onde. Elle y entre comme on entre dans un autre monde, dans un autre état. L’eau, ici, n’est pas un élément réaliste : c’est un voile, une matière-mémoire, une frontière. Ophélie ne se noie pas, elle s’efface. Elle devient transparence, souvenir, reflet trouble de ce qu’elle fut. Ce moment, à la fois déchirant et d’une grande pudeur, donne toute sa mesure au langage chorégraphique, capable d’exprimer sans le dire la bascule dans la folie, l’abandon, la dissolution. On y lit le silence après l’implosion, l’adieu sans mots.
Le duel final, quant à lui, s’impose comme un sommet de tension chorégraphique et de puissance visuelle. Ici, les épées ne s’entrechoquent pas dans un ballet de réalisme brutal. Elles sont prolongées de rubans, l’un rouge, l’autre blanc — symboles de mort et de trahison, de pureté perdue, de sang versé et de vérité révélée. Les gestes sont précis, épurés, comme s’ils obéissaient à une partition funèbre. Autour d’eux, les ombres des morts — fantômes, souvenirs, doubles — gravitent lentement, figures silencieuses qui encerclent les vivants et annoncent l’inévitable. Chaque coup porté semble suspendu dans le temps, comme ralenti par le poids de l’histoire. Il n’y a pas de victoire ici, seulement la beauté tragique d’une fatalité en mouvement. La scène condense la grandeur sombre de la tragédie shakespearienne dans un pur moment de danse-théâtre, où tout — musique, lumière, espace — converge vers l’inéluctable anéantissement.

L’émotion esthétique domine. Certaines scènes sont d’une beauté orageuse, celle des effondrements sublimes. Les costumes, somptueux, participent pleinement de cet univers visuel où chaque détail compte. Et il persiste, longtemps après la fin, quelque chose de cette traversée silencieuse. Ce frisson qu’on ne ressent pas toujours devant une adaptation plus traditionnelle. Ce vertige de sentir que Hamlet, plus de 400 ans après sa création, n’a rien perdu de sa capacité à nous hanter.
Informations complémentaires
Du 8 au 11 mai 2025, au Diamant.
Distribution: Guillaume Côté (Hamlet), Greta Hodgkinson (Gertrude), Robert Glumbek (Claudius), Carleen Zouboules (Ophélie), Lukas Malkowski (Laërte), Piotr Stanczyk (Polonius), Natasha Poon Woo (Horatio), Connor Mitton (Rosencrantz), Willem Sadler (Guildenstern).
Conception et mise en scène : Robert Lepage
Co-conception et chorégraphie: Guillaume Côté
D'après l'œuvre de William Shakespeare
Direction de création : Steve Blanchet