Présentée au Diamant pour seulement trois soirs, La dernière cassette, d’Olivier Choinière. Cette pièce est une déclaration d’amour au théâtre et à l’un de ses grands artisans, André Brassard — mais c’est aussi une œuvre accessible, même pour qui ne connaît pas l’homme derrière les enregistrements. C’est un chant d’adieu, pudique et bouleversant, à une vie de création, un moment rare de tendresse et de lucidité.
La dernière cassette n’est pas un biopic. Ce n’est pas non plus un testament. C’est un poème scénique, une offrande crépusculaire, une déclaration d’amour à la scène et à ceux qui l’habitent. Le spectacle, écrit par Olivier Choinière et inspiré d’entrevues réalisées avec le metteur en scène, célèbre la parole, la mémoire, le théâtre — et par-dessus tout, la voix humaine, avec ses fêlures, ses silences et ses emballements. On y (re)découvre Brassard à la toute fin de sa vie, dans sa routine, l’attente d’une mort qui ne vient pas assez vite, sa solitude, ses souvenirs, son isolement et l’écoute des cassettes audio laissées par André Brassard (AB). Et dans sa solitude obstinée, son quotidien réduit à quelques gestes mécaniques, ses élans de verve suivis de silences d’épuisement, Brassard devient une figure beckettienne, on pense notamment à Krapp (La dernière bande). La cassette qu’on rejoue encore et encore, les cigarettes qu’on allume sans les fumer, le fauteuil devenu scène unique de mouvement : tout cela renvoie au temps qui se répète sans se résoudre, au corps comme prison, à l’esprit qui résiste encore, dans un humour tantôt cruel, tantôt tendre.
Ce qui surprend et charme tout autant, c’est le ton de la pièce, qui oscille entre la plus crue des vulgarités et une poésie douce, presque fragile. Les mots d’André Brassard, repris et rejoués, ne s’embarrassent pas de détour : il jure, il peste, il râle, avec une liberté désarmante. Mais cette rudesse n’a rien de cynique. Elle est au contraire profondément humaine, ancrée dans une lucidité lucide et drôle sur la vieillesse, l’institution théâtrale, les egos, la solitude. Car cette voix qui grogne est aussi celle qui aime, qui a aimé follement ce théâtre, et qui en parle avec des mots d’une vérité rare.
La dernière cassette est traversée par la tragédie racinienne — non pas comme simple référence, mais comme matrice. C’est en découvrant La Thébaïde qu’André Brassard a eu, enfant, le choc du théâtre. Et tout au long de la pièce, on entend, comme des incantations, des vers de Racine. Ils sont dits, parfois murmurés, avec un mélange de ferveur et de fatigue, comme des prières anciennes qu’on n’aurait jamais cessé de dire. Ces fragments, loin d’être des citations érudites, s’intègrent au fil de la pièce comme la langue fondamentale d’un théâtre qui exprime la douleur. Chez Racine, comme chez Brassard, le théâtre est ce lieu où la parole tente de traverser l’indicible : l’abandon, la fin, l’injustice, le désir à jamais empêché. AB, dans sa solitude, fait entendre cette voix tragique qui ne cesse de revenir malgré le temps, malgré le corps qui lâche, malgré l’oubli. La langue vivante de la tragédie vient dire ici ce que le théâtre porte en lui : la lucidité face à la douleur, la beauté face à l’effondrement, la dignité du geste qui nomme ce qui brûle.
Dans La dernière cassette, le feu est omniprésent. Il est là, littéral, dans les cigarettes que le personnage allume sans cesse — et qu’il écrase parfois sans les fumer, comme pour conjurer l’attente, comme si seul le geste importait. Il est là aussi, dans les crépitements du foyer qu’on entend par moments, comme une respiration sourde, un écho du passé ou une trace de vie. Mais ce feu, c’est surtout celui qui anime, ou qui a animé, le théâtre lui-même : le feu sacré qu’on demande aux acteurs et actrices, aux metteurs en scène, au public aussi, pour que le miracle ait lieu.
Chez AB, ce feu est vacillant, mais il n’est pas éteint. Il couve. Il se manifeste parfois par une réplique cinglante, un éclat de rire, une ironie mordante. Il est là, sous la cendre des souvenirs, prêt à reprendre s’il le fallait. On comprend que toute sa vie a été consacrée à alimenter cette flamme — et que cette cassette, ce dernier souffle enregistré, c’est aussi une façon de la transmettre. De dire : « voilà ce que j’ai porté, voilà ce qui m’a brûlé, à vous maintenant ».
Il y a quelque chose de profondément théâtral et organique dans cette combustion lente. Le feu n’est pas ici pur ornement symbolique : il devient presque un personnage à part entière, discret mais essentiel. On le sent, on l’entend, on le voit dans la fumée, dans les gestes. Et il nous laisse cette impression persistante, après la pièce : celle d’un feu qui ne s’éteint jamais tout à fait, tant qu’on continue d’écouter.
Le dispositif de la pièce est simple et saisissant : l’appartement est habité par André Brassard lui-même, incarné de manière bouleversante par Violette Chauveau. En fauteuil roulant, seule en scène pendant deux heures, elle habite totalement l’espace, dans un jeu d’une intensité rare. C’est elle qui met la cassette, qui écoute, qui fume, qui parle. Et c’est aussi elle qu’on écoute, tant elle parvient à faire résonner en elle la voix d’AB. Elle incarne l’homme de théâtre dans toute sa complexité, sa lucidité, son ironie mordante, sa fragilité exposée. La voir incarner Brassard est d’autant plus bouleversant qu’on connaît la proximité qui les unissait. On devine combien elle le porte encore en elle : dans ses mimiques, ses silences, le grain de sa voix. Le maquillage et le costume — impressionnants de précision — contribuent à créer une figure presque irréelle, comme une marionnette animée par l’amour, la mémoire, la douleur. Son interprétation est saisissante de vérité, jusque dans le moindre geste. Sous un costume masculin qui alourdit la silhouette, elle se meut avec précision et retenue, propulsant le fauteuil roulant uniquement avec ses pieds, dans une chorégraphie discrète mais éloquente. Elle emplit la pièce, parfois doucement, parfois avec rage, toujours avec cette forme d’ironie lucide qui était la signature de Brassard.
Le décor imaginé par Simon Guilbault évoque immédiatement l'enfermement et l’usure. Cet appartement trop plein, presque étouffant, semble avoir absorbé les années, la fatigue, la solitude. Tout y est sombre, enfumé, saturé de déchets et de mégots. Ce n’est pas tant un lieu de vie qu’un lieu de survivance, un mausolée doux-amer, tombeau d’un corps encore un peu vivant, où chaque geste — fumer une cigarette, se servir une canette de soda, décrocher le téléphone et le reposer, regarder la télévision, faire jouer la cassette — devient un rituel pour faire passer le temps, ou conjurer son écoulement. La faille au mur, comme une cicatrice dans le décor, laisse parfois passer la lumière, rappelle qu’un autre monde existe encore.
L’air est lourd, enfumé, et cette monotonie scénique n’est jamais ennuyeuse : elle est le miroir d’un quotidien rétréci, où les journées se succèdent sans relief, mais où le théâtre innerve encore l’espace. Les murs sont chargés de cette mémoire, et le silence même paraît habité. Cette scénographie, en apparence naturaliste, joue en fait un rôle hautement symbolique : elle matérialise l’esprit du personnage, entre désillusion et ténacité, épuisement et lucidité.
Au final, La dernière cassette touche autant ceux qui connaissent Brassard que ceux qui le découvrent. La pièce ne repose pas sur la nostalgie : elle fait du théâtre un espace de transmission. C’est une œuvre pour les amoureux du théâtre, mais aussi pour ceux qui ne savent pas encore qu’ils en sont. Le théâtre, ici, n’est pas figé dans la révérence : il reste ce lieu incandescent où l’on dit ce qui fait mal, ce qui fait vivre, ce qui reste quand tout le reste part.
Et cette cassette, gravée de confidences, de doutes, de souvenirs, n’est pas une fin. C’est un feu transmis. Une dernière offrande. Une invitation à continuer.
Informations complémentaires
Texte et mise en scène : Olivier Choinière
Interprétation : Violette Chauveau
Dramaturgie : Andréane Roy
Assistance à la mise en scène : Stéphanie Capistran-LaLonde
Décor : Simon Guilbault
Costumes : Elen Ewing
Éclairages : Claire Seyller
Conception sonore : Éric Forget
Vidéo : Pierre Laniel
Accessoires : Nadine Jaafar
Maquillage : Justine Denoncourt