Adapter un roman-fleuve au théâtre relève toujours d’un pari audacieux. Et quand ce roman est La trajectoire des confettis de Marie-Ève Thuot, saga dense et chorale tissant les fils entremêlés du désir, de l’héritage et des injonctions sociales à travers plusieurs générations, le défi devient vertigineux. Une œuvre foisonnante et un spectacle qui impressionne par l’ampleur de sa proposition.
Voici une fresque qui dépeint la réalité de quatre frères - et des femmes qui partagent ou traversent leurs vies - aux prises avec de nombreuses injonctions morales et sociales, tout en ancrant ces injonctions et leur histoire dans une temporalité très longue. On navigue entre 2015 (où un barman montréalais ayant fait vœu de chasteté s’intéresse malgré lui à une cliente mythomane), 1899 (au nord des États-Unis, dans un village reculé, où un pasteur finit par réciter à ses fidèles des passages salaces de la Bible) et 2027 (quand deux jeunes femmes s’interrogent sur le gourou de leur groupe extinctionniste…)
Mis en scène par Danielle Le Saux-Farmer et adaptée pour le théâtre par Sophie Vaillancourt-Léonard, cette version déploie une grande ambition narrative et visuelle, cherchant à faire cohabiter dans un même souffle les éclats de rire, les blessures intimes et les drames enfouis. La trajectoire des confettis nous plonge pendant près de trois heures vingt (avec entracte) dans un entrelacs de destins familiaux, de secrets enfouis et de quêtes affectives, à travers une vingtaine de personnages portés par 13 comédien·ne·s. Fidèle à la structure éclatée du roman, la pièce navigue entre les décennies, convoquant souvenirs, filiations et échos générationnels dans une fresque impressionniste où les corps et les mots cherchent leur place.
Danielle Le Saux-Farmer traduit cette complexité en une mise en scène dynamique et généreuse, qui assume pleinement la densité du récit. Le spectateur est ainsi invité à reconstituer lui-même les liens entre les scènes, à tisser les morceaux épars de cette grande mosaïque humaine. Sophie Vaillancourt-Léonard fait le choix de conserver l’enchevêtrement narratif du roman : les intrigues parallèles, les changements d’époque, les multiples personnages. Le résultat est une fresque exigeante, où il faut sans cesse recoller les morceaux pour suivre le fil. Certaines transitions temporelles, très rapides, déstabilisent ; d’autres s’étirent longuement, au risque de ralentir le rythme. Il faut rester attentif — et disponible — pour saisir les ramifications du récit. Mais cette fragmentation produit aussi de beaux effets de résonance, faisant sentir le vertige du temps et l’imbrication des vies dans un tissu familial complexe.
L’un des axes les plus marquants de la pièce est sans doute le traitement des relations humaines — amoureuses, familiales, sexuelles — et la façon dont elles sont mises en tension par les attentes sociales. Là où le roman de Marie-Ève Thuot aborde longuement la sexualité sous l’angle de la parole, du récit, de l’introspection, la pièce choisit de montrer. Le spectacle met en scène de nombreuses situations sexuelles, souvent explicites, qui visent à illustrer les désirs, les désillusions, les dérives. Cette insistance sur les scènes sexuelles, plus nombreuses et plus visuelles que dans le roman, peut toutefois diviser : si elle souligne la pression sociale autour du sexe, de la performance et de la reproduction, une certaine violence des attentes contemporaines autour de l’intimité, elle finit parfois par écraser d’autres dimensions plus subtiles des personnages. L’excès, sans doute volontaire, questionne le spectateur autant qu’il le secoue: reflète-t-il la pression sociale autour du sexe et de la reproduction ? Cherche-t-il à choquer ou à illustrer la confusion des normes ? L’effet est ambivalent.
Mais au-delà des pulsions individuelles, La trajectoire des confettis esquisse aussi un portrait mouvant des liens familiaux contemporains. De Xavier, qui s’est enfermé dans la chasteté, à Zack, adepte du couple ouvert à l’ère des applications de rencontre, en passant par des fratries issues de différentes unions, la pièce dessine une cartographie éclatée des filiations modernes. Elle montre comment, loin des modèles traditionnels, les familles se composent, se défont, se recomposent, dans une tentative toujours renouvelée de tisser du lien malgré l'instabilité des repères.
Les acteur·rice·s composent avec justesse des rôles complexes. On retient particulièrement la sensibilité des interprètes masculins — Marc-Antoine Marceau, Laurent Fecteau-Nadeau, Charles Fournier et André Robillard — qui livrent des performances touchantes, souvent tout en nuance. Leur jeu retenu apporte des respirations bienvenues dans un spectacle au rythme soutenu. L’ensemble est marqué par une belle cohésion de groupe, une écoute sensible et une sincérité qui donne vie à la complexité des liens humains.
La scénographie est sans contredit l’un des points forts du spectacle. Une imposante structure rectangulaire trône au centre de la scène, en rotation presque constante. Entraînée par les acteur·rice·s — souvent en écho avec ce qui se joue dramatiquement —, elle permet de faire coexister plusieurs espaces : un appartement, une cuisine, un salon, une chambre... Ce dispositif ingénieux évoque le tourbillon du récit, les cycles générationnels, le temps en perpétuel mouvement. Les changements de décor, à vue, renforcent l’effet mosaïque. La scénographie devient un véritable langage visuel, prolongeant les motifs du texte tout en rendant tangible l’éclatement du récit.
La trajectoire des confettis version scénique est une proposition ambitieuse, généreuse, portée par une scénographie ingénieuse et un travail d’interprétation sensible. Si la densité du récit, la multiplicité des personnages et le rythme parfois inégal peuvent par moments désorienter, la pièce offre malgré tout de très beaux fragments d’humanité, à la fois tendres, cruels et absurdes. Elle parvient à faire ressentir le poids du passé, la complexité du désir, et l’impossibilité de se comprendre entièrement — même au sein d’une même famille. En sortant de la salle, on se surprend à vouloir plonger dans le roman de Marie-Ève Thuot, non pour comparer, mais pour prolonger l’expérience, mieux saisir certaines subtilités du récit, et redécouvrir à tête reposée les multiples visages de cette grande fresque humaine.
Informations complémentaires
Au Trident, jusqu’au 17 mai 2025
Dans le cadre de la présentation de la pièce, la Maison de la littérature et le Théâtre du Trident proposent une discussion sur l'adaptation d'œuvres littéraires au théâtre le 30 avril prochain.
Texte : Marie-Ève Thuot.
Adaptation pour la scène de Sophie Vaillancourt-Léonard
Mise en scène de Danielle Le Saux-Farmer, assistée de Geneviève Caron
Distribution: Marc-Antoine Marceau, Noémie F. Savoie, Laurent Fecteau-Nadeau, Sarah Villeneuve-Desjardins,Valérie Laroche, Christian Michaud, Frédérique Bradet, Charles Fournier, André Robillard, Mathilde Eustache,
Margo Ganassa, Joëlle Bourdon et Jean-Marie Alexandre.
Scénographie: Julie Levesque
Musique: Frédéric Brunet
Direction d’intimité: Auréliane Macé