Il est des œuvres qui ne se contentent pas d’être vues : elles vous traversent. Lacrima, de Caroline Guiela Nguyen, est de celles-là. Trois heures suspendues, au souffle long, où l’éclat des soies, la nacre des perles, la finesse exquise de la dentelle la plus rare et la blancheur d’un voile princier masquent à peine le sang, la sueur et les larmes de celles et ceux qui les façonnent. Une œuvre monde, tissée de silences, d’artisanat, d’images rémanentes. Une pièce bouleversante qui interroge avec une acuité rare ce que coûte réellement la beauté.
Une robe de mariée, conçue pour une princesse anglaise, devient le prétexte à une plongée vertigineuse dans les rouages d’une industrie du luxe qui brode, sans sourciller, sur les plaies humaines. Et la confection de cette robe permet de déployer une mécanique complexe, où les strates de pouvoir, d’exploitation et de violences s’empilent comme les couches d’organza.
Tout commence par l’apparat. L’atelier parisien de la maison Béliana, somptueusement reconstitué, déborde de raffinement : tissus chatoyants, lignes parfaites, gestes sûrs. Le regard est happé par tant de beauté. Mais très vite, les failles apparaissent. Le voile s’effiloche. Et nous voici plongés dans un monde où l’extravagance s’alimente des drames humains qu’elle relègue à l’arrière-plan. Une dentelière le résume : « Vous voyez le voile magnifique, nous voyons les larmes et le sang. »
Sur scène, trois mondes se répondent sans jamais se rencontrer : les dentellières d’Alençon, les brodeurs de Mumbai, l’atelier de Paris. Tous travaillent à l’unisson, sans se voir, séparés par des fuseaux horaires, des kilomètres, des siècles d’inégalités. Et pourtant, une même injonction : le silence. Silence des gestes transmis de dentelière en dentelière, sans un mot. Silence de la douleur, de la fatigue, de la pression. Silence des violences conjugales, du secret industriel, de la honte. Et pourtant, c’est dans ce silence que circule l’essentiel. Le théâtre ici ne parle pas tant qu’il respire. Il souffle, halète, s’épuise, comme ces corps qui plient mais continuent d’aligner les perles.
Lacrima déconstruit avec intelligence l’illusion d’un luxe « éthique ». Le pacte éthique imposé au partenaire indien devient une fable hypocrite : un vernis occidental qui, sous couvert de bonne conscience, continue d’exploiter. La pièce n’oppose pas frontalement les pays du Nord et du Sud, mais tisse les répercussions en chaîne de chaque décision. On pense au concept de ripple effect : chaque geste, une exigence de fil plus fin, plus de vraies perles sur un tissu trop fin, un motif modifié, déclenche des conséquences humaines, physiques, émotionnelles, souvent irréversibles.
Jamais Lacrima ne verse dans le dolorisme. Elle expose sans asséner. Elle polit le réel pour mieux en révéler les échardes. Une larme peut être belle. Elle peut aussi être un cri silencieux. Tout contribue à faire de Lacrima une œuvre sensorielle : le rythme, les lumières, le travail sonore, la respiration. Les battements de cœur deviennent musique, rappel du corps, de sa fatigue, de sa souffrance. Rarement une œuvre aura aussi bien su moduler l’émotion : les larmes ne sont jamais provoquées mais surgissent, presque à notre insu. Des émotions tenues, dignes. Et peut-être aussi, des larmes. Vraies. Salées. Comme celles brodées, une à une, dans le tulle invisible d’un théâtre qu’on n’oubliera pas de sitôt.
Caroline Guiela Nguyen signe une œuvre chorale, transcontinentale, d’une pudeur bouleversante. Rien n’est surligné, tout est suggéré. La scénographie, spectaculaire de réalisme, installe le spectateur dans un univers codé, immédiatement lisible : l’atelier parisien, l’élégance, le prestige. Mais cette beauté visuelle n’est jamais gratuite : elle creuse l’écart entre le spectaculaire et l’invisible. À l’aide d’écrans en direct, la mise en scène connecte Paris, Alençon et Mumbai, traçant un triangle émotionnel et politique. Le théâtre s’infiltre dans le cinéma, le cinéma dans le théâtre. Le langage visuel devient outil critique. On est loin de l’esthétisation vaine : ici, l’image révèle, dédouble, heurte, comme lorsque les écrans projettent des gros plans de mains, de visages, de points tirés jusqu’à l’épuisement.
Caroline Guiela Nguyen signe ici un hommage bouleversant à celles et ceux qui œuvrent dans l’ombre. Lacrima est un manifeste sans slogans, une fresque sans caricatures, un bijou théâtral cousu main. Une pièce comme un voile – léger en apparence, mais lourd de tout ce qu’il contient : le corps, la mémoire, le labeur, et la question qui les traverse toutes : à quel prix?
Informations complémentaires
Les 30, 31 mai et 1er juin au Diamant, dans le cadre du Festival Carrefour
Billets et compléments
Texte et mise en scène: Caroline Guiela Nguyen
Distribution: Dan Artus, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Charles Vinoth Irudhayaraj, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau en alternance avec Michèle Goddet, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam.
Scénographie : Alice Duchange
Costumes et pièces couture : Benjamin Moreau
Production: Théâtre national de Strasbourg
Durée: 2h55 sans entracte
Langue: En français avec des scènes en langue des signes, anglais et tamoul avec surtitres.