Les portes du théâtre Premier Acte ouvrent plus tôt qu’à l’habitude, et déjà, quelque chose grouille. Bingo érectoral, grignotines et boissons à vendre, photos souvenirs avec les candidats, encouragements à partager sur les réseaux sociaux. Une ambiance de foire politique s’installe, électrique, absurde, délicieusement vulgaire. Difficile de ne pas se prendre au jeu. Dès l’accueil, Le vote stratégique nous fait comprendre qu’ici, la démocratie est un terrain de jeu… glissant.
Et c’est exactement ce que propose le Collectif Hommeries dans cette nouvelle création bouffonne : un délire théâtral aussi hilarant qu’inquiétant, où la farce électorale devient le miroir grimaçant de nos sociétés contemporaines. Une charge jouissive, rabelaisienne et profondément intelligente contre la politique-spectacle, les dérives populistes… et notre propre inertie citoyenne.
Dans Le vote stratégique, trois créatures grotesques — Douchebag, Lacharrue et Wannabe — s’affrontent dans une campagne électorale menée à coups de slogans vides, de promesses creuses et absurdes et de clowneries outrancières. Le public, sollicité tout au long du spectacle, sera appelé à voter pour élire son candidat préféré (le “meilleur” n’étant visiblement pas en lice). Ce vote, qui détermine la suite des événements, fait de chaque représentation une version unique d’un même cauchemar démocratique.
Fidèle à leur style, les artistes du Collectif Hommeries (déjà responsables de Meet_inc.) utilisent ici les codes du théâtre bouffon pour dynamiter les codes de la représentation politique. Langage outrancier, corps difformes, adresse constante au public, participation directe : tout est mis en œuvre pour nous impliquer, nous provoquer, nous faire rire… et grincer des dents.
Ce qui frappe d’abord, c’est la langue. Manipulée, triturée, répétée jusqu’à l’absurde, elle devient un outil de déconstruction jubilatoire. À travers slogans creux, gloubi-boulga idéologique et déclarations contradictoires, Le vote stratégique expose la vacuité de nombreux discours politiques contemporains. On y entend des expressions absurdes mais terriblement familières, des refrains vides de sens qu’on pourrait presque croire extraits d’une vraie campagne électorale. Le texte, truffé de jeux de mots grivois, de calembours licencieux et de tirades rabelaisiennes, est d’une efficacité redoutable. Le rire, ici, jaillit du grotesque, du langage détourné, de la bêtise assumée — et il est impossible d’y résister.
Il y a un an, on aurait pu croire cette pièce trop grosse, trop farfelue, trop caricaturale pour être crédible. Aujourd’hui, elle semble avoir été rattrapée — voire dépassée — par la réalité géopolitique. Difficile de ne pas penser à Trump, aux extrêmes qui progressent un peu partout, ou à la tentation guerrière de gouvernements essoufflés. Loin d’un simple exercice de moquerie, Le vote stratégique propose une véritable réflexion sur la quête du pouvoir pour le pouvoir, sur l’oubli des citoyens dès que le siège est conquis. On passe ainsi par toutes les étapes d’un cycle politique bien connu : campagne électorale grotesque, victoire d’un clown, incapacité à gouverner, effondrement dans le cynisme, puis fuite en avant par la guerre.
Et pourtant, malgré le cynisme apparent, le spectacle ne sombre pas dans le désespoir. Il nous invite plutôt à regarder en face nos propres contradictions, notre passivité, notre besoin de croire — ou de rire, faute de mieux.
Difficile de rester spectateur passif face à un tel dispositif. Dès les premières minutes, nous sommes conviés à voter, à choisir notre camp, à applaudir nos candidats. Le tout dans une ambiance survoltée, euphorique, à mi-chemin entre le cabaret politique et la fête foraine trop arrosée. Et ça marche. Le public rit, hurle, vote, s’implique — parfois malgré lui. On s’amuse de notre propre adhésion, de notre facilité à suivre le mouvement, à entrer dans la logique du spectacle.
Mais cette euphorie soulève une question troublante : et si c’était justement cette adhésion aveugle qui alimentait la catastrophe ? Si, à force de chercher le divertissement ou l’émotion, on élisait pour de vrai des clowns ? Le vote stratégique ne moralise jamais, mais il montre à quel point la frontière entre théâtre et réalité est devenue poreuse. Et à quel point il est facile de se faire avoir — en riant.
La mise en scène de Nicola Boulanger transforme le théâtre en véritable arène politique. Les spectateur·trice·s encerclent le jeu, à la fois témoins, complices et cobayes d’un dispositif aussi immersif qu’instable. Tout est pensé pour entretenir l’illusion d’une fête électorale dégénérée : déplacements imprévisibles, interactions directes, ruptures de rythme. La scène se remplit peu à peu d’accessoires incongrus, de pièces de casse-tête, d’avions et de boules de papier — jusqu’à basculer dans un chaos total. On rit, mais le décor s’effondre autour de nous, comme pour mieux illustrer la fin d’un monde, ou du moins d’un système. Cette désintégration progressive de l’espace scénique donne au spectacle une intensité rare, un effet de saturation presque physique. On ressort lessivé·e… mais réveillé·e.
Il faut saluer la performance physique et vocale des trois interprètes — Valérie Boutin, Paul Fruteau De Laclos et Guillaume Pelletier — qui portent littéralement le spectacle à bout de corps. Leur énergie est inépuisable, leur présence scénique magnétique. Chaque geste, chaque mimique, chaque rictus est poussé à l’extrême, dans une gestuelle bouffonne parfaitement maîtrisée. Ils crient, suent, rampent, improvisent avec une aisance déroutante, s’adaptant aux réactions du public et aux résultats du vote avec un naturel confondant.
Les costumes grotesques, réutilisés et retravaillés d’un spectacle à l’autre, participent pleinement à la construction de ces créatures politiques dégénérées. On ne sait plus s’il s’agit d’humains, de bêtes, de caricatures médiatiques ou de trolls sortis tout droit des réseaux sociaux — et c’est sans doute tout cela à la fois. Ce qui est certain, c’est que ces trois-là forment une bande soudée, aussi hilarante qu’inquiétante, qui n’a pas peur d’aller au bout du ridicule pour révéler nos propres travers.
Le vote stratégique est un spectacle d’une intelligence crasse, au sens le plus noble du terme. Ça bave, ça déborde, ça pue un peu parfois, mais ça pense fort. En ricanant devant nos élus grotesques, on prend conscience qu’ils ne sont peut-être pas si loin de nous — qu’on les a élus, ou qu’on les a laissés faire. Et si la pièce pousse tout à l’extrême, c’est précisément pour mieux nous tendre un miroir : difforme, cru, mais tristement fidèle.
On sort du théâtre à la fois rincé·e·s et énergisé·e·s. Parce que oui, on a ri — à gorge déployée — mais on a aussi été secoué·e·s. Et par les temps qui courent, il est précieux de pouvoir encore rire de tout… surtout quand ce rire éclaire ce qu’on préfère ne pas voir.
Informations complémentaires
Au Premier Acte, du 15 au 26 avril 2025.
Production: Hommeries !
Texte: Nicola Boulanger, Melissa Bouchard, Valérie Boutin, Paul Fruteau De Laclos et Guillaume Pelletier
Mise en scène et régie: Nicola Boulanger
Assistance à la mise en scène et direction de production: Melissa Bouchard
Interprétation: Valérie Boutin, Paul Fruteau De Laclos et Guillaume Pelletier