Les gens, les lieux, les choses
Chaos, identité, performance. Les gens, les lieux, les choses ouvre avec fracas la saison théâtrale hivernale à Québec et il serait regrettable de ne pas y assister.
Tout commence avec Emma, comédienne talentueuse mais tourmentée, qui, un soir sur scène, interprète Nina dans La Mouette de Tchekhov. Ce qui aurait dû être une apogée artistique tourne au désastre : sous l’effet des substances, elle perd pied, au point d’être méconnaissable, tant elle est poudrée. On ne parle pas ici de maquillage, mais bien de l’empreinte indélébile de sa polytoxicomanie et de son alcoolisme sur son corps, culminant en ce moment tragique.
Sa carrière en lambeaux, Emma se retrouve contrainte de rejoindre une cure de désintoxication, un lieu où règnent en maîtres l’honnêteté et la quête de vérité. Pourtant, pour une actrice comme elle, habituée à se fondre dans des rôles, à manipuler la réalité pour susciter l’émotion, ce chemin vers la sincérité s’annonce semé d’embûches. Jouer, pour elle, est une drogue en soi : un moyen d’exister, de se sentir intensément vivante. Et toutes les drogues dont elle inonde son corps n’ont qu’un objectif: conserver ce moment suspendu où elle peut se sentir vivre et libre de toute tristesse.
Dans cet environnement médicalisé, où toute illusion est proscrite, son métier devient une prison : l’habitude de mentir pour émouvoir entre en conflit direct avec l’exigence de vérité qu’on lui impose. Dotée d’une intelligence acérée, Emma tente désespérément de tout contrôler, déployant une ironie mordante et des remarques cinglantes qui frappent tous ceux qui croisent sa route.
Certes, cette pièce traite de la drogue, mais elle se déploie également comme une fascinante mise en abyme du métier d’acteur‧ice. Elle explore avec profondeur les parallèles entre le théâtre et la vie, tout en interrogeant les notions d’identité, de performance et de vérité. Emma, en particulier, utilise constamment des références théâtrales pour échapper à la réalité, transformant sa lutte intérieure en une succession de rôles qu’elle joue face aux soignants, multipliant mensonges et postures comme autant de masques qu’elle peine à abandonner.
Le texte, d’une remarquable finesse, oscille entre moments d’une cruauté cinglante et éclats d’humour d’une légèreté déconcertante mais bienvenue. Et derrière ces éclats se cache une intensité émotionnelle bouleversante. La pièce maintient le public sur le fil du rasoir, dans un équilibre précaire entre le rire et la douleur, entre le tragique et le comique.
La mise en scène d’Olivier Arteau, fidèle à sa maîtrise habituelle, magnifie cette tension en jouant sur le dialogue constant entre le théâtre et la réalité. Par un travail impressionnant sur les effets visuels et sonores, les jeux de lumière – notamment les effets stroboscopiques – et une musique saisissante, Arteau fragmente l’espace scénique. Le public est projeté dans les hallucinations d’Emma, partagé entre euphorie et aliénation, plongé dans l’expérience brute et viscérale de la dépendance : ses exaltations, ses délires, mais aussi son insoutenable désespoir.
L’engagement physique des artistes est tout simplement prodigieux. Anne-Élisabeth Bossé, qui incarne Emma, livre une prestation d’une intensité rare, où la physicalité du jeu devient le cœur même de la pièce. Sa performance dépasse les mots du texte : elle donne corps à la douleur, au chaos, à la brutalité de l’addiction et du sevrage. Cette physicalité désordonnée, quasi anarchique, reflète l’état intérieur du personnage, traduisant avec une justesse impressionnante la tourmente d’un esprit en quête de rédemption. L'actrice doit physiquement incarner des états de souffrance extrême, et son corps est un lieu de lutte entre son désir de contrôler sa vie et les forces destructrices qui la submergent.
Olivier Arteau a eu la brillante idée de collaborer avec le danseur et chorégraphe Fabien Piché, dont les interventions subliment véritablement la pièce. Les segments dansés, empreints d’une beauté saisissante, se déploient avec une intensité brute et viscérale, apportant une dimension supplémentaire à l’œuvre. Ces moments chorégraphiques, d’une expressivité rare, traduisent avec justesse les états extrêmes du personnage, qu’il s’agisse des exaltations des "high" ou de la douleur du sevrage, ce qui donne lieu à des moments sublimes, où le cors d’Emma se démultiplie lors des moments de souffrance ou d’extase, grâce aux mouvements des artistes autour d’elle.
On se doit de souligner l’intelligente et contemporaine conception des lumières et des éclairages, signée Keven Dubois, qui joue un rôle essentiel dans l’atmosphère de la pièce. Par un savant jeu d’éclairages, la lumière devient narration, accentuant la tension dramatique et donnant corps à la fragmentation psychologique d’Emma. Ces éclairages, subtils et puissants à la fois, magnifient chaque tableau, rendant palpable l’expérience intérieure de la dépendance.
Avec son entracte, la pièce s’étire sur 2h45. Pourtant, le temps semble suspendu : vous ne verrez pas ces heures s’écouler, tant l’intensité du propos et la force des interprétations captivent. Offrez-vous ce moment rare, c’est un très beau moment de théâtre que nous offre Le Trident cet hiver.
Informations complémentaires
Jusqu’au 8 février 2025 au Trident (billets et compléments)
Texte de Duncan MacMillan, traduction de David Laurin
Mise en scène d’Olivier Arteau.
Distribution: Anne-Élisabeth Bossé, Maude Guerin, Jean-Sébastien Ouellette, Ines Sirine Azaiez, Charles Roberge, Joephillip Lafortune,
Fabien Piché, Claude Breton-Potvin, Marc-Antoine Marceau, Alexandrine Warren et Victoria Côté.
En coproduction avec Duceppe.