Michel(le) : redonner des couleurs à l’absente
Présentée au Théâtre Périscope dans le cadre du Festival Carrefour, Michel(le) de Joey Lespérance est un solo bouleversant où l’intime devient universel, et où la scène devient le lieu d’un hommage vibrant à une sœur disparue. Dans ce récit autobiographique aux accents théâtraux puissamment incarnés, Joey Lespérance ravive la mémoire de celle qu’il n’a pas su accompagner, et par le théâtre, leur langage d’enfance, lui redonne voix, couleurs, et éternité.
Le 4 décembre 2005, Joey Lespérance apprend la mort de sa sœur, Michel(le), dans des circonstances troubles, dans un hôtel de Châteauguay. Revenu en urgence de l’autre côté du pays, il entreprend de ranger sa chambre, chez leur mère où elle résidait depuis des années. Un espace qui ne ressemble en rien à la Michelle flamboyante qu’il a connue. C’est une pièce vide de sens, anonyme, comme effacée. Le garde-robe est rempli de vêtements ternes, costumier pour un rôle qui n’aurait jamais dû lui être imposé. Mais au fond du placard, une enveloppe usée retient son souffle. C’est ici que ce cache tout ce qu’il restait de Michelle. Une trace de couleur. Un éclat de mémoire. Une preuve que Michelle a bel et bien existé, dans toute sa splendeur.
C’est à partir de ce choc, de cette image survivante, que naît Michel(le), le premier texte solo de Joey Lespérance. Une œuvre profondément personnelle, mais dont la résonance dépasse l’intime. Un hommage scénique vibrant, où le théâtre devient un acte d’amour, de mémoire, de réparation.
Dans ce solo poignant, l’auteur-performeur replonge dans l’enfance pour retisser les fils dénoués d’une fraternité (ou plutôt d’une adelphité) interrompue. Michel, c’était son frère. Ensemble, petits, ils créaient des spectacles qu’ils offraient à leur famille et à leurs amis. Le théâtre était déjà là, comme un espace de liberté, un moyen d’exister dans un monde qui n’offrait aucune place à leur singularité. Grandir dans un Québec ouvrier des années 60 et 70, dans une banlieue de Montréal comme Rosemère, c’était apprendre très tôt à cacher ce qui déborde. C’était encaisser les insultes, se faire traiter de tapettes, se construire dans un champ de mines, entre un père autoritaire à la masculinité toxique et une mère empreinte d’ambiguïté, à la sensualité intoxicante.
Alors pour survivre, chacun a pris sa voie. Joey est devenu comédien à Vancouver. Michelle, elle, a trouvé refuge dans la scène drag montréalaise, dans les bars de la rue Sainte-Catherine, au légendaire Club 1681. C’est dans les années 1980 qu’elle a commencé sa transition, qu’elle est devenue pleinement elle-même. Elle était heureuse. Libre. Jusqu’au jour où la mort du père, en 1991, l’a ramenée dans la maison familiale. Elle y est restée. Coincée dans un rôle qu’elle pensait avoir abandonné. Redevenue Michel, pour sa mère. Elle a laissé derrière elle sa vie, son monde, sa lumière.
« Les plus grands regrets naissent du silence », confie Joey Lespérance sur scène. Sa voix tremble, mais ne se brise pas. Ce silence, il le connaît bien. Celui qu’on impose, celui qu’on choisit parfois, à défaut de savoir comment parler. Dans Michel(le), il choisit enfin de parler. De dire. D’ouvrir ce qui a été trop longtemps refermé. Il s’excuse : « Je m’excuse de ne pas avoir été ton frère. » Et dans ce geste, il devient autre chose : un témoin, un passeur, un protecteur de la mémoire. Le théâtre est ici le langage naturel de la réparation. Parce que c’est par le théâtre qu’ils ont appris à exister, enfants. Parce que c’est sur scène que Michelle brillait. Et parce que c’est en jouant qu’on apprend à rêver.
La mise en scène est à la fois pudique et bouleversante. Le corps de Joey Lespérance, au départ rigide, coincé dans sa chemise et sa cravate, se transforme peu à peu. Il enlève des couches. Il met du rouge à lèvres. Du vernis à ongles. Le corps suit le récit. Il devient outil de transmission. De présence. De métamorphose. Seul en scène, il incarne tour à tour Michel(le), leur père, leur mère, lui-même. Il convoque des souvenirs, des voix, des gestes.
La scène est traversée d’un voile, derrière lequel se rejouent des fragments de vie, des images d’enfance, des instants de grâce ou de douleur. Ce voile, c’est la frontière entre le visible et l’invisible, entre le passé et le présent. Mais c’est aussi, symboliquement, ce qui a toujours masqué Michel(le) aux yeux du monde. La pièce le lève. Littéralement et figurativement. C’est une merveilleuse manière de matérialiser l’invisible, de rendre tangible ce qui, longtemps, n’a été qu’omission ou effacement.
Et puis, à mi-parcours, quelque chose bascule. Jusqu’ici, c’était Joey qui parlait. Mais soudain, on entend Michelle. C’est sa voix, la sienne. À défaut d’avoir un corps, elle aura une voix. Et c’est par cette voix que l’absente reprend des couleurs. Dans tous les sens du terme. Flamboyante. Présente. Irréductible. C’est elle qui aura le dernier mot. La pièce finit dans la lumière.
Michel(le) est un récit personnel, mais qui touche à l’universel. Ce n’est pas une pièce réservée à un public queer. C’est un hommage à toutes les identités niées. À tous les rêves interrompus. À toutes les enfances qui n’ont pas été encouragées. Joey Lespérance ne propose pas une contemplation distante de son histoire : il tend la main au spectateur, l’invite à partager une mémoire, à entrer en dialogue.
La fonction politique de l’intime est ici parfaitement assumée. Le drame de Michelle devient celui de tant d’autres, dont les parcours ont été brisés par le silence, l’exclusion, la violence symbolique. Mais il devient aussi une hymne à la tendresse, à la fidélité des liens, même défaits.
Michel(le) est bien plus qu’un spectacle : c’est un acte d’amour, un geste de réparation, un cri qui devient murmure apaisé. Par l’écriture, par la scène, Joey Lespérance fait renaître celle qu’il a perdue. Il la protège, enfin. Il la reconnaît, pleinement. Il lui offre ce que le monde ne lui a pas donné : la place, la lumière, la voix. Et nous, spectateurs, repartons bouleversés. Mais aussi porteurs d’une mémoire nouvelle. Celle de Michel(le), celle de Candy Mitchels, celle de toutes les vies que l’on refuse encore de voir, mais qui, grâce à l’art, trouvent enfin leur juste place dans la lumière.
Informations complémentaires
Du 3 au 5 juin 2025, au Théâtre Périscope
Idéation, texte et interprétation: Joey Lespérance
Mise en scène: Esther Duquette
Production: Théâtre La Seizième
Décor et accessoires: Patrice Charbonneau-Brunelle
Conception des costumes: Linda Brunelle
Conception sonore: Pierre-Luc Clément
Conception d’éclairage: Sophie Tang