Chaque année, Où tu vas quand tu dors en marchant déplace le cœur battant du théâtre hors des murs. En 2025, le Vieux-Québec redevient le théâtre à ciel ouvert de nos dérives nocturnes, après une parenthèse à Expo-Cité. Cette fois encore, le rêve est pluriel, et chaque tableau s’offre comme une chambre d’écho au thème du Festival Carrefour: la rencontre.
Quatre stations, quatre mondes, quatre écritures de l’espace et du vivant. Une traversée sensorielle qui mêle poésie, ironie, mémoire et rave party.
Le Grand Marché de l’influence, Place D’Youville
Dans une scénographie brillante et vacharde, Nicolas Drolet et Erika Soucy dissèquent nos figures d’autorité contemporaines : les influenceurs. D’un œil acéré, ils scrutent ces prêtres numériques d’un culte vide, qui monologuent sans jamais croiser notre regard. Chaque station est un autel dérisoire : l’influenceuse beauté, la famille beige, le gourou du développement personnel, les podcasteurs mascus, l’activiste Instagram, etc. On navigue entre sarcasme et fascination, avant qu’une chorégraphie délirante à la sauce seventies ne vienne unir cette galerie de clones dans une comédie musicale absurde et brillante. Tout est criard, touchant, tordu. Et pourtant : on y est. Nous sommes tous déjà passés par là et nous avons tous déjà passé trop de temps à regarder ces icones contemporaines.
Yahwatsira’ au Champ-de-Parade
Yahwatsira’ signifie « famille » en wendat, et Aïcha Bastien-N’Diaye en fait un rituel chorégraphique et musical vibrant. Cette offrande à Lydia Wagerer, dont l’ombre bienveillante plane sur le projet, réunit les corps dans un cercle de résonances. Porté par un éventail sonore audacieux – de Schubert aux percussions afro-descendantes – le tableau invite le public à danser, tourner, respirer ensemble. Une cérémonie sans paroles, mais pleine d’élan, qui replace le vivant dans un espace partagé. La rencontre est ici incarnée : c’est le souffle commun, la sueur offerte, la joie rituelle d’être ensemble, de faire famille autrement.
La nuit nous appartient à la Fabrique d’obus
Flashback électro pour noctambules nostalgiques. Dans cette installation sensorielle, Jocelyn Pelletier et Pascal Asselin (Millimetrik) nous proposent une rave sobre, mature, presque contemplative. Une rave pour les adultes qui ont gardé le groove mais rangé leurs glowsticks. La Fabrique d’obus se fait temple du beat, galerie de souvenirs néon où se croisent créatures fantasques et clubbers du passé. On s’y abandonne, le temps d’un morceau, à la pulsation commune. Ce n’est pas qu’un revival : c’est une façon de revisiter la fête comme espace de rencontre intergénérationnelle, une mémoire dansante du collectif.
Vésuve, à l’Îlot des Palais
Clôture en beauté diaphane avec Vésuve, d’Étienne La Frenière. Ici, la scène devient poème. Une vingtaine de figures blanchies, presque fossiles, comme pétries de poussière d’étoile, surgissent lentement du volcan comme des enfants lunaires au teint d’albâtre, découvrant la vie en surface. Ils dansent, explorent, jouent. Et puis, au moindre grondement, rentrent chez eux, dans le ventre incandescent de leur montagne-mère. Ce tableau sans mots fait le choix de l’allégorie. Il dit l’émerveillement premier, la peur douce de ce qui est plus grand que soi, la curiosité et le repli. Il raconte peut-être, au fond, une autre forme de rencontre : celle avec l’inconnu, le vivant, l’effroi du monde. C’est une poétique de la naissance, ou de la fin. Un retour au minéral.
Une traversée inversée du monde
Le parcours proposé — qu’on l’aborde depuis le haut ou le bas — dessine en creux une chronologie sensible, une sorte de ligne du temps chaotique où l’on passe de la sursollicitation contemporaine à l’onirisme primordial. En commençant par Place D’Youville, devenue agora du vide, nous voilà jeté·es dans le vortex numérique des egos en vitrine : là où les regards s’évitent, là où l’on scrolle plus qu’on ne parle, là où les corps sont stylisés mais absents. C’est un monde de surface, de performance. Une scène pour l’image.
Puis, tableau après tableau, on descend. Vers la musique, la danse, la rencontre rituelle (Yahwatsira’). Puis vers la transe festive, la mémoire corporelle d’une époque électro révolue (La nuit nous appartient). Jusqu’à arriver, presque en apnée, à l’Îlot des Palais : non plus un lieu de représentation, mais un cratère mythique. Là, le temps se ralentit, se fossilise. Les créatures du Vésuve n’ont plus besoin de mots : elles incarnent l’éveil, le repli, le passage.
Mais l’inverse est aussi possible : remonter le parcours depuis les entrailles de la terre vers l’agora contemporaine, comme on revient d’un rêve vers le fracas du réel. Le spectateur devient alors témoin d’un dérèglement de la ligne du temps. Du mythe vers le mème. De la pulsation tellurique vers la pulsation algorithmique. De la cendre au gloss.
C’est aussi cela, Où tu vas quand tu dors en marchant : un rêve éveillé, où les strates du monde — social, intime, rituel, virtuel, minéral — s’empilent, se dérobent, se répondent. Une déambulation qui transforme le promeneur en passeur. Et la ville en palimpseste vivant.
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