Que Dieu te garde à la Charpente des Fauves
Dans Que Dieu te garde, la voix enregistrée d’une grand-mère raconte son enfance en pensionnat religieux dans les années 1950, pendant que les interprètes, en silence, donnent corps à ses souvenirs. Un théâtre impressionniste et sensoriel, où le geste, l’objet et le silence deviennent les vecteurs d’une mémoire à la fois intime et collective.
Tout au long du spectacle, c’est la voix enregistrée de Marie-Paule, grand-mère de l’autrice et protagoniste du récit, qui guide le spectateur à travers les souvenirs de son passage au pensionnat Villa-Maria (à Montréal) à la fin des années 1940 et dans les années 1950. Cette voix, douce et posée, devient le fil conducteur d’une série de tableaux muets qui s’enchaînent comme autant de fragments de mémoire. Un dispositif d’une grande simplicité narrative, mais une proposition scénique qui regorge de finesse et de détails.
Que Dieu te garde s’inscrit dans cette lignée de spectacles qui prennent l’archive pour point de départ, mais qui refusent d’en faire un simple objet muséal. Ici, la mémoire est vivante, vibrante, incarnée. La voix de Marie-Paule, captée il y a quelques années seulement, n’est pas seulement un témoignage : elle devient un outil de mise en scène, un souffle qui traverse les corps et les objets. Chaque tableau agit comme une strate de souvenir que l’on exhume avec délicatesse — le dortoir et son manque d’intimité, le réfectoire et ses repas imposés, le parloir et ses retrouvailles écourtées avec la famille. Le choix de ne pas réécrire ni dramatiser le récit, mais de lui conserver sa forme orale, offre une grande justesse émotionnelle.
Dans un univers où la parole était contrôlée, parfois même proscrite, Que Dieu te garde fait d’ailleurs du silence un langage à part entière. Tandis que la voix enregistrée de Marie-Paule occupe tout l’espace sonore, les interprètes sur scène évoluent sans prononcer un mot. Ce décalage entre le récit et l’action crée un effet de mise à distance, mais aussi une grande tension dramatique. Les corps prennent le relais de ce qui ne peut être dit. Le travail chorégraphique, d’une lenteur stylisée qui n’est pas sans rappeler le théâtre nô, donne aux gestes une charge symbolique forte : lever un bras, faire tinter une cloche, s’asseoir avec raideur, se coucher pour la première fois dans un lit anonyme d’un dortoir trop froid, tout cela devient performance. Cette lenteur invite à la contemplation, mais aussi à ressentir la pesanteur du quotidien imposé aux jeunes filles. Le silence n’est pas vide : il est habité, lourd, expressif. Il porte en lui l’écho de tous les mots tus, des peines rentrées, des élans réprimés. Il souligne la solitude des corps assignés à la discipline, et révèle en creux une forme de résistance discrète — celle du geste, de la présence, de l’endurance.

Sous ses dehors feutrés, Que Dieu te garde met en lumière l’une des facettes les plus marquantes de la vie en pensionnat : l’omniprésence du contrôle. Contrôle des gestes, des émotions, des corps, des pensées. La pièce en fait la démonstration sans jamais en forcer le trait, mais avec une efficacité redoutable. Une image résume à elle seule tout un système : celle de la religieuse perchée sur une chaise haute, semblable à celle d’un arbitre de tennis, qui surplombe la scène pour mieux scruter, surveiller, sonner la cloche du rappel à l’ordre. C’est une vision presque panoptique, qui symbolise le regard normatif constant auquel les pensionnaires doivent se soumettre. Chaque espace devient le théâtre d’une discipline intériorisée : le dortoir où l’intimité se résume à un paravent, le réfectoire où l’on doit finir son assiette sans rechigner, le parloir où les visites parentales sont aussi froides que surveillées. À travers ces scènes, la pièce révèle une époque et une éducation marquées par la honte, le devoir, la peur de décevoir.
La mise en scène de Que Dieu te garde déploie un langage visuel tout en finesse, où chaque élément semble à sa place, chargé de sens et d’émotion. Rien n’est laissé au hasard : les objets, les postures, la lumière, les projections — tout contribue à faire émerger le souvenir dans sa complexité. C’est un théâtre impressionniste, où les touches se déposent l’une après l’autre pour faire surgir une image globale, mouvante, parfois floue, mais toujours évocatrice. La scénographie fourmille de détails et les vitraux présents en arrière de la scène rappellent la présence tutélaire de l’institution religieuse, autant qu’ils créent un effet de sacralité. Ce soin apporté à la composition donne au spectacle une qualité presque picturale. À cela s’ajoute le travail en direct d’Audrey Thibeault à la console, qui module les ambiances, lance les projections, sculpte l’espace sonore et enveloppe le récit dans une ambiance sensorielle riche et immersive. La mise en scène épouse ainsi parfaitement la voix enregistrée, sans jamais la surcharger. Elle en prolonge le souffle, en matérialise les souvenirs, et offre au spectateur une expérience enveloppante, à la fois sensible et réflexive.

Dans Que Dieu te garde, le jeu des interprètes repose sur une économie de moyens qui révèle, paradoxalement, une grande richesse d’expression. Paulette Darracq, dans le rôle de la jeune Marie-Paule, incarne avec justesse une intériorité muette, faite de gestes mesurés, de postures contenues, de regards souvent tournés vers l’intérieur. Son corps devient un vecteur de récit : il dit la discipline, l’effacement, mais aussi l’endurance tranquille d’une enfant qui s’adapte pour survivre. Face à elle, Samantha Clavet campe avec une froide autorité les figures d’encadrement — religieuses, surveillantes, mères distantes — dans des postures souvent figées, presque sculpturales, qui suggèrent plus qu’elles n’imposent. Il y a, dans la lenteur de leurs mouvements, une tension constante entre l’immobilité imposée et le désir de mouvement intérieur. Ce jeu physique, stylisé mais jamais maniéré, demande une rigueur remarquable. Il témoigne aussi d’une belle complicité scénique : chaque geste, chaque regard semble naître dans une écoute fine de l’autre et de la voix hors champ. C’est une partition silencieuse, mais profondément habitée.
Avec Que Dieu te garde, l’équipe artistique derrière le projet signe une œuvre délicate, pudique et profondément touchante, qui parvient à faire résonner une voix du passé dans une forme théâtrale résolument actuelle. En mêlant archive sonore, travail corporel rigoureux et mise en scène minutieuse, la pièce donne chair à une mémoire longtemps silencieuse — celle de ces jeunes filles à qui l’on a appris à se taire, à obéir, à ne pas déranger. Mais ce qui aurait pu être un simple hommage devient ici une véritable réflexion sur les mécanismes du contrôle, sur l’effacement des subjectivités, et sur la façon dont on peut, aujourd’hui, réanimer ces récits avec justesse. En sortant de la salle, on ne peut s’empêcher de penser à d’autres lieux d’enfermement ou d’encadrement — les résidences pour personnes âgées, les centres d’accueil — où l’institution continue de rythmer les corps et d’imposer sa logique au quotidien, ce qui n’est pas sans rappeler des pièces comme Je viendrai moins souvent ou Tout-inclus. Que Dieu te garde nous rappelle ainsi que le théâtre peut être un lieu de mémoire vive, mais aussi de résistance discrète — un espace où le silence n’est plus subi, mais choisi, chargé de sens, et habité.
Que Dieu te garde est une œuvre sensible et maîtrisée, qui fait preuve d’une grande cohérence artistique et d’une profonde délicatesse dans son approche du souvenir. En mêlant archive, corporalité et scénographie vivante, l’équipe réussit à créer un univers marquant, à la fois intime et politique. Il y a là une démarche prometteuse, qu’on aura tout intérêt à suivre dans les prochaines créations d’Audrey Thibeault et des artistes qui l’entourent.
Informations complémentaires
Du 16 au 19 avril 2025 à la Charpente des Fauves
Mise en scène, écriture dramaturgique et conception d’éclairage: Audrey Thibeault
Assistance à la mise en scène et à la création: Maya Guy
Témoignage et voix enregistrée: Marie-Paule Talbot
Interprètes: Paulette Darracq, Samantha Clavet et Audrey Thibeault
Conception sonore: Lé
Conception scénographique: Maya Guy et Audrey Thibeault