Que les beaux jours sont courts au Premier Acte
Mobilis in mobili : fragments d’îles et de vies en mouvement
Il est des pièces dont on ressort le cœur apaisé, comme après une promenade lente sur une plage balayée par le vent. Que les beaux jours sont courts, texte de Marie-Ève Lussier-Gariépy mis en scène par Odile Gagné-Roy et présenté à Premier Acte, est de celles-là. À mi-chemin entre chronique poétique, théâtre documentaire et partition sensorielle, l’œuvre du collectif La bouche _ La machine enveloppe les spectateurs d’une douceur rare, sans jamais céder à la mièvrerie. Elle offre un théâtre du murmure, du détail et du tremblement, où la langue et la lumière suffisent à convoquer tout un monde.
Sur l’Isle-aux-Coudres, le temps se mesure non pas en heures, mais en marées. De l’aube au crépuscule, Marie (lumineuse Linda Laplante) guette la lumière. Éloi (Eudore Belzile, rugueux et bouleversant), son mari, ressasse ses récits de mer comme autant de bouteilles lancées dans les vagues du passé. Leur petit-fils Benoît (Hugo Pires, juste et intense) s’acharne à peindre, seul dans un vieux garage, les formes abstraites de l’île. Puis surgit Léa (Maude Lafond, admirable dans le doute et la maladresse), étudiante en littérature venue chercher l’inspiration, mais paralysée par l’absence de celle qu’elle aime, géologue partie en Islande, injoignable, préférant les roches traumatisées et silencieuses.
Volontairement exilée sur l’île, le temps d’un été, Léa veut lui offrir la solitude en cadeau, en se retirant du monde, mais l’absence creuse un vide que seule l’écriture semble capable de combler. Dans cet espace insulaire battu par les vents et les souvenirs, les générations se croisent, les sensibilités se frottent, les silences se remplissent peu à peu de sens.

À travers ses personnages, la pièce offre une méditation fine sur la création artistique. Benoît peint sans relâche, dans un vieux garage, des formes qu’Éloi, son grand-père, ne comprend pas. Léa, de son côté, tente d’écrire, mais se heurte au mutisme du lieu, à celui de son cœur, et à celui de l’autre qui ne répond pas. Entre ces deux artistes en tension, une question persiste : comment créer quand le réel se dérobe? Quand le territoire, trop chargé de mémoire, empêche toute abstraction? Benoît dit à Léa : « Voir la couleur, ça s’apprend. Il faut décomposer toutes les teintes ». La création devient ainsi un acte de patience et de regard, un chemin vers l’intérieur de soi.
Mais Que les beaux jours sont courts est aussi une œuvre sur le passage du temps, la transmission, et la solitude. Il faut relever ici la très belle écriture des personnages, chacun pouvant être lu comme une variation sur la manière d’habiter le monde après l’effondrement de ses repères. Ici, l’Isle-aux-Coudres n’est pas qu’un territoire physique, c’est aussi une métaphore de l’être. Un lieu de retranchement, de recomposition identitaire, de solitude choisie ou subie. Marie, toute en tendresse, a passé sa vie dans l’attente du retour d’Éloi, marin au long cours de son état. Éloi, désormais fatigué, résiste à l’idée que ses souvenirs ne soient que cela : des souvenirs. Léa, quant à elle, apprivoise le silence comme on apprivoise un deuil qui ne dit pas son nom. Le théâtre devient ici un espace de mise en commun de solitudes choisies, d’îles intérieures.

L’île elle-même, bien plus qu’un simple décor, devient une figure métaphorique : territoire physique bien sûr, mais aussi territoire de l’âme. À la fois promesse de liberté et enfermement volontaire, elle agit comme catalyseur de remise en question. Elle oblige les corps à ralentir, les esprits à se dépouiller, et les relations à se redéfinir.
Odile Gagné-Roy orchestre avec finesse cette partition délicate. Le décor, volontairement bancal, évoque un monde instable, un espace entre deux eaux. Les meubles semblent avoir été transportés d’un rivage lointain, prêts à chavirer au moindre courant. À l’arrière-scène, le fond se métamorphose selon les moments du jour, passant de l’aube rosée au crépuscule doré. On croit sentir l’iode, la brume, le bois mouillé. L’ambiance sonore (pluie, ressac, orages) tisse un environnement sensoriel qui agit presque comme un personnage à part entière. Ce théâtre-là n’illustre pas : il compose. Il donne à voir, à entendre, à ressentir. Il écrit avec la lumière, les sons, les matières.

Le travail du collectif La bouche _ La machine accorde une importance particulière à cette écriture élargie. Leur théâtre, hybride et sensible, fait dialoguer les corps, les objets et les éléments. On est ici dans une forme d’archivage poétique du réel, à la fois tangible et évocatrice, où le théâtre devient un médium de mémoire vivante.
Les quatre interprètes composent un quatuor d’une grande justesse. Maude Lafond incarne une Léa fébrile, égarée, mais profondément humaine dans son désir d’écrire, de comprendre, de tenir sa promesse. Hugo Pires, en Benoît à vif, donne chair à un personnage écorché, qui pense ne pouvoir vivre ailleurs que sur l’île, car elle est une part de lui. Eudore Belzile campe un Éloi à la fois bourru, cassant, mais traversé par de fragiles éclats de tendresse. Quant à Linda Laplante, elle est splendide en Marie douce et tranquille, femme d’attente, femme de silences. Le couple qu’ils forment donne lieu à des scènes d’une rare délicatesse, où le désir s’exprime par une caresse sur un bras, une comparaison entre la peau et le sable fin… Le corps se résigne plus vite que l’âme, dit-on. Ici, c’est l’âme qui persiste. Et le théâtre offre cet espace rare où un frôlement, une parole tremblée, un souvenir entêtant suffisent à faire surgir le désir.

Que les beaux jours sont courts est une œuvre intime et au souffle délicat, qui prend le pari de la lenteur, de l’écoute, du tremblement. Elle nous invite à ralentir, à observer, à écrire à notre tour ce qui se perd. C’est une pièce qui console autant qu’elle questionne, qui nous donne à sentir ce que l’on croyait avoir oublié : le souffle du vent sur la peau, le sel d’un souvenir trop ancien, le poids d’une promesse tenue malgré l’absence. Que les beaux jours sont courts réussit à faire du théâtre un territoire sensoriel, habité, où la lumière devient promesse, où les lettres deviennent des phares. Il y a du mobilis in mobili dans ce texte — de l’immobilité en mouvement, du fixe qui respire.
À travers ce théâtre du ressac, c’est un territoire tout entier qui prend voix. L’Isle-aux-Coudres, ici, n’est plus seulement un lieu : c’est une mémoire, une poésie, un rythme. C’est ce qui nous reste quand tout le reste s’érode. Et si les beaux jours sont courts, cette pièce nous rappelle qu’ils sont d’autant plus précieux.
Informations complémentaires
Du 6 au 17 mai 2025 au Premier Acte.
Production: La bouche _ La machine
Texte: Marie-Ève Lussier-Gariépy
Mise en scène: Odile Gagné-Roy
Assistance à la mise en scène: Maureen Roberge
Interprétation: Eudore Belzile, Maude Lafond, Linda Laplante, et Hugo Pires
Conception: Philémon Cimon, Keven Dubois, Marianne Lebel, Yves Dubois et Émily Wahlman