Avec Sportriarcat, la metteuse en scène Claire Renaud transforme le Théâtre Périscope en véritable arène féministe. En mêlant théâtre, danse, performance physique et archives documentaires, elle propose une relecture percutante du sport comme reflet — et parfois amplificateur — des violences systémiques faites aux femmes. Une œuvre foisonnante, visuellement puissante, qui convoque la mémoire, la colère et la sororité pour interroger la place des corps féminins dans l’espace public.
Au Théâtre Périscope, le ton est donné dès l’entrée : chaque spectateur·trice doit choisir une cocarde, un geste ludique en apparence, mais qui détermine sa place dans l’espace scénique. Sur la scène bifrontale, les performeuses s’échauffent presque en silence, sous les regards croisés d’un public disposé comme dans une arène. L’atmosphère évoque à la fois le stade de soccer, le ring de boxe et le vestiaire d’avant-match. La pièce n’a pas encore commencé qu’on sent déjà que les règles du théâtre, comme celles du sport, sont en train d’être déplacées.
Avec Sportriarcat, Claire Renaud et la compagnie Les Précieuses fissures livrent une création percutante et résolument féministe, à la frontière du théâtre, de la danse et de la performance. Sur scène, six interprètes se relaient dans un jeu physique exigeant, enchaînant scènes chorégraphiées, tableaux vivants, citations historiques et adresses directes au public. Loin d’un manifeste univoque, la pièce navigue entre humour, colère, vulnérabilité et puissance, tout en décortiquant le système patriarcal à travers le prisme du sport et de la culture de la performance.
Réécrire les règles du jeu
Dès la première scène, le ton est donné : les interprètes, vêtues de blanc comme des vestales, portent de grandes colonnes grecques - telles des caryatides -, qu’elles déposent au centre de la scène, dans un geste à la fois solennel et précaire. Ce rituel d’ouverture convoque des figures antiques, mais aussi une référence plus contemporaine, celle de Mattress Performance de l’artiste Emma Sulkowicz, qui a porté publiquement le matelas sur lequel elle avait été agressée au sein de son université. Ce geste, à la fois acte de protestation et performance artistique, hante le spectacle comme un symbole du fardeau collectif des violences sexuelles.
Tout au long de la pièce, le sport devient une métaphore puissamment mobilisée pour explorer l’histoire des exclusions genrées. On nous rappelle que les Jeux olympiques antiques interdisaient aux femmes mariées d’y assister sous peine de mort, et que Pierre de Coubertin, père des JO modernes, rejetait catégoriquement l’idée même de femmes participantes. Cette traversée historique est menée avec rigueur et clarté, et permet de mesurer à quel point la conquête d’une simple présence dans l’arène sportive a été (et demeure) un combat acharné.
Une forme éclatée, une pensée foisonnante
Sportriarcat s’organise en une suite de tableaux dont le lien n’est pas narratif, mais thématique. On assiste à une succession de scènes parfois très contrastées : l’une chorégraphique et syncopée, l’autre presque documentaire, la suivante burlesque. Une actrice traverse la scène déguisée en vulve dorée, une autre s’avance, vêtue et couronnée d’or, comme une déesse puissante et magnifique. Ces interludes intriguent : s’agit-il de satire, de célébration, de distanciation? Le spectacle semble volontairement brouiller les pistes, assumant une certaine opacité dans les intentions, et misant sur la pluralité des registres pour faire émerger des interrogations.
La pièce aborde une quantité impressionnante de sujets : sexisme structurel, culture du viol, médiatisation des agressions, solidarité féminine, rapport au corps, exigence de conformité à des normes genrées, etc. À certains moments, l’effet d’accumulation peut paraître étourdissant, mais il reflète bien l’omniprésence des violences dénoncées. La charge mentale que cela implique — pour les victimes comme pour celles et ceux qui écoutent — devient palpable, presque physique.
Une esthétique du choc
Sur le plan visuel, Sportriarcat impressionne. Le dispositif bifrontal transforme la scène en un véritable champ de confrontation, mais aussi d’écoute mutuelle. Le public est à la fois témoin et juge, arbitre et coéquipier. La scénographie de Karine Galarneau, les costumes de Marie-Audrey Jacques — qui, au-delà des tenues de sport passent du blanc pur au noir absolu, toujours étincelant de paillettes —, les lumières et les vidéos projetées créent un univers polymorphe, tantôt froidement documentaire, tantôt éclatant de symbolisme. La scène de la piscine, évoquée à travers les corps, la lumière et le son, est particulièrement saisissante.
Chaque discipline artistique convoquée (texte, mouvement, image, son, costume) contribue à construire un langage scénique composite, qui vise moins à expliquer qu’à faire sentir, à imprimer des images fortes plutôt qu’à imposer un discours figé. Le texte, souvent réduit à l’essentiel, laisse place à la charge émotionnelle des gestes et à l’intelligence du montage scénique.
La force du collectif
Les performeuses livrent une performance physique intense, où la chorégraphie est autant une matière qu’un message. Elles dansent, portent, chutent, se relèvent, s’observent, se soutiennent. À travers leurs corps se tissent des récits, des témoignages, parfois évoqués par le mime ou la répétition. La cohésion du groupe est remarquable, et cette solidarité scénique devient le miroir d’une proposition politique : faire corps, au sens propre comme au figuré.
Sportriarcat ne cherche pas à donner des réponses simples, ni à bâtir une catharsis apaisante. Au contraire, le spectacle ébranle, dérange, stimule. Il met le spectateur en position d’écoute active, sans jamais le ménager. Si la forme éclatée peut parfois désarçonner, elle reflète aussi la complexité du sujet abordé : les violences systémiques ne se résument pas, elles se vivent dans la fragmentation, la répétition, l’épuisement, la colère. La proposition de Claire Renaud et des Précieuses fissures est donc à la fois esthétique et politique, et elle réussit à créer un espace de réflexion collective où le corps, la voix et le regard sont pleinement engagés.
La fin du spectacle revient au dispositif de départ. Alors que les interprètes se rhabillent — de noir et de paillettes, en opposition aux costumes du début —, elles s’adressent directement aux spectateur·trices de leur groupe respectif. Dans cet espace intime, presque informel, elles posent une question simple et vertigineuse : comment peut-on partager ce poids collectivement? Reste à savoir si le partage de ce « poids » suffit à faire levier face à l’immobilisme des structures. La sororité, aussi essentielle soit-elle, ne remplace ni la justice, ni la transformation des systèmes. Mais en créant un espace de parole, de corps, d’écoute et de trouble, Sportriarcat contribue déjà à redessiner le terrain de jeu. Et à rappeler que, dans cette partie-là, rien n’est encore joué.
Informations complémentaires
Au Périscope, du 6 au 17 mai 2025
Distribution: Laura Côté-Bilodeau, Krystina Dejean, Geneviève Labelle, Rosalie Leblanc, Chloé Barshee, Mélodie Noël-Rousseau.
Texte & mise en scène : Claire Renaud
Collaboration à la dramaturgie: Andréane Roy
Assistance à la mise en scène : Geneviève Gagné
Conception chorégraphique : Marie-Reine Kabasha
Scénographie : Karine Galarneau
Costumes : Marie-Audrey Jacques
Conception sonore : Kristelle Delorme
Conception lumière : Catherine FP
Conception vidéo : Laura-Rose R. Grenier