Surveillée et punie
Violence, résistance et transcendance
Présentée un seul soir dans le cadre du Mois Multi, Surveillée et Punie est une performance musicale et théâtrale où Safia Nolin explore la violence des réseaux sociaux et la haine dont elle a été la cible. Porté par une mise en scène épurée et une approche profondément cathartique, le spectacle transforme la haine en une œuvre d’art, interrogeant notre rapport à la violence en ligne, à la résilience et à la réappropriation du récit par l’artiste.
Le point de départ de cette création repose sur une démarche singulière : Safia Nolin, artiste bien connue du public, reprend intégralement les commentaires haineux et les torrents d’insultes qu’elle a reçus – en ayant sans doute pris soin au passage d’en corriger les fautes, car les invectives lancées sur les réseaux sociaux ne brillent guère par leur rigueur linguistique. Aux côtés de Philippe Cyr, elle a choisi de les mettre en musique.
Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle mise en musique : ces paroles d’une violence crue sont portées par des chœurs, dont les harmonies, tantôt classiques, tantôt contemporaines, parfois éthérées, confèrent à l’ensemble une beauté saisissante. Le contraste entre l’infamie du propos et la beauté des harmonies crée un effet des plus saisissants. Ce procédé artistique permet non seulement une réappropriation de la haine subie, mais aussi une forme de catharsis, un dépassement par l’art. Après tout, si l’on doit recevoir des immondices, autant les transformer en terreau fertile.
En plus d’être portée par un chœur d’une vingtaine de voix, Safia Nolin partage la scène avec Debbie Lynch-White, son alter ego, ce qui donne lieu à des instants d’une grande douceur, empreints de nudité et de sororité. La complicité entre les deux artistes insuffle à la performance une profonde solidarité.
Mais l’expérience demeure éprouvante, impossible de le nier. La répétition incessante des insultes amplifie leur impact, rendant l’épreuve d’autant plus saisissante. Au cœur du dispositif scénique, Safia Nolin est la cible directe de ce flot d’invectives : c’est à elle que le chœur adresse ces mots d’une violence inouïe. Pourtant, entre ces déferlements de haine, elle saisit sa guitare et interprète des morceaux d’une infinie douceur, d’une extrême sensibilité, offrant ainsi un contrepoint bouleversant.
Vers la fin du spectacle, les individus qui ont involontairement contribué à son écriture sont crédités : une longue et interminable énumération de noms, ceux-là mêmes qui ont rédigé ces commentaires abjects. Une litanie sans fin de personnes visiblement éteintes de l’intérieur, qui ne trouvent d’autre moyen d’exister que dans l’insulte et l’agression verbale.
Surveillée et punie est un évident rappel à l’œuvre de Michel Foucault, Surveiller et punir. On y parle de mécanismes du pouvoir, de contrôle social et de systèmes de discipline.
Si Foucault analyse comment les institutions (prisons, écoles, hôpitaux) structurent la société en instaurant une surveillance constante, Safia Nolin et Philippe Cyr mettent en scène une forme de surveillance contemporaine : celle exercée par le public à travers les réseaux sociaux, où chaque action est scrutée et jugée. Foucault montre également que la punition moderne passe par des mécanismes subtils de discipline et de marginalisation sociale. Safia Nolin, victime de cyberharcèlement, incarne cette dynamique : elle est punie symboliquement par l’opinion publique, par des attaques personnelles et un rejet qui visent à la discipliner, à la faire rentrer dans des normes socialement acceptées, en particulier celle du corps. Surveillée et punie nous rappelle par ailleurs combien le corps est un lieu du pouvoir. Si dans Surveiller et punir, le corps est central, soumis à des règles, contraint, façonné par les structures de pouvoir, dans Surveillée et punie, le corps de Nolin devient le réceptacle des insultes et de la haine, un terrain où s’exerce la violence numérique. Mais c’est aussi par le corps qu’elle se libère.
On ne peut que regretter que le spectacle n’ait été présenté qu’un seul soir tant on a apprécié la proposition et on vous invite à surveiller une prochaine mise à l’affiche pour pouvoir vous aussi en bénéficier.