Vous êtes animal à la Bordée
Présentée jusqu’au 5 avril à La Bordée, Vous êtes animal repose sur une idée séduisante: présenter la réception de la théorie de l’évolution de Charles Darwin si son livre était publié aujourd’hui. Une œuvre aussi percutante que drôle, qui nourrit intelligemment la réflexion sur l’état de notre monde.
Et si Charles Darwin publiait Sur l’origine des espèces aujourd’hui, en pleine ère numérique? Très vite, son essai déclencherait une tempête médiatique : polémiques enflammées, indignation tous azimuts, récupération idéologique et procès d’intention. Dans cette uchronie présentée sous forme de théâtre documentaire, Jean-Philippe Baril Guérard explore, avec une écriture fine et incisive, les dérives contemporaines de la communication et du débat public. Voici une pièce d'une actualité saisissante, qui interroge avec acuité notre rapport à la vérité, à la science et à la fabrication du discours public. En transposant Charles Darwin dans le présent, la pièce explore comment la diffusion d’idées scientifiques se heurte à la surenchère médiatique et aux biais de réception.
Le leitmotiv de la pièce, "Vous iriez jusqu’où pour défendre vos idées ?", est particulièrement marquant. Il soulève la question de l'engagement et du prix à payer pour défendre une position. L’idée aurait pu être amenée de manière manichéenne, en mettant en parallèle deux réalités distinctes : les idées, qui relèvent souvent de l’opinion, et la démarche scientifique, qui repose sur des faits, une validation rigoureuse et un consensus. Dans Vous êtes animal, il s’agit plutôt d’une tension qui traverse la pièce et alimente une réflexion sur la manière dont le savoir est perçu et débattu dans l’espace public.
La construction dramatique est particulièrement efficace. La première partie s’attarde sur la réception de L'Origine des espèces dans un contexte contemporain, mettant en lumière la façon dont le public, souvent par manque de savoir scientifique ou de temps pour lire l’œuvre en entier, projette ses propres biais sur le texte. Cet aspect est illustré avec une ironie mordante, où les détournements d’idées scientifiques rappellent les dynamiques des fake news et de la post-vérité. La pièce met ainsi en lumière un enjeu crucial : le décalage entre la rigueur scientifique et les codes médiatiques, qui privilégient la simplification et le choc des idées. Elle illustre comment, hier comme aujourd’hui, des idéologies s’approprient des théories scientifiques pour servir leurs propres intérêts, quitte à en détourner totalement le sens. Si le darwinisme a été instrumentalisé par des courants eugénistes et racistes dans le passé, notre époque, avec la multiplication des canaux de diffusion et la recherche du buzz, n’est pas à l’abri des mêmes dérives. La pièce nous rappelle ainsi que la compréhension du savoir est un enjeu fondamental pour éviter que l’histoire ne se répète.
La seconde partie bascule vers une réflexion sur le spectacle et la fiction comme stratégies de survie face à la crise. Darwin, assailli par les interprétations erronées de son travail, semble ne trouver d’issue que dans la mise en scène de son propre récit, sous une forme… inattendue. Ce glissement, finement amené par la mise en scène, illustre comment la société du spectacle absorbe et transforme toute forme de savoir en divertissement… et que l’adaptation et la survie passent aussi par le mensonge.
La pièce se caractérise par un humour mordant, qui se manifeste notamment dans la manière dont elle caricature les archétypes du monde médiatique contemporain: vieux chroniqueurs fâchés, complotistes à podcast, stars des réseaux sociaux, late-night shows où le plaisir du bon mot l’emporte sur la réflexion… Jean-Philippe Baril Guérard met en lumière leur propension à tordre la réalité pour capter l’attention et renforcer leur propre statut médiatique. Cette critique s’étend des médias traditionnels aux nouvelles formes de diffusion de l’information, incluant les reels et TikTok, avec une scène particulièrement savoureuse où une chorégraphie sur Darwin is a bitch illustre à merveille cette dynamique de simplification outrancière du savoir.
Comme en écho à la richesse du propos, le rythme enlevant de la pièce maintient l'attention du spectateur du début à la fin. Le temps semble filer sans qu'on s'en rende compte, ce qui permet de suivre l'évolution des idées sans se sentir saturé et en passant un très bon moment ponctué de francs éclats de rire.
La mise en scène de Patrice Dubois sert parfaitement ce propos. En multipliant les dispositifs narratifs, entre faux documentaire et jeu métathéâtral, elle brouille les frontières entre fiction et réalité. Les acteurs livrent une prestation remarquable, oscillant entre distance critique et engagement émotionnel, renforçant ainsi la complexité du propos.
Vous êtes animal est une pièce stimulante, qui résonne puissamment avec notre époque. En interrogeant la manière dont les idées circulent et sont manipulées, elle pousse le spectateur à réfléchir sur sa propre consommation de l'information et sur le poids du récit dans la construction de la réalité. Une proposition intelligente et percutante, qui marque durablement.
Informations complémentaires
Une production du PàP
Texte : Jean-Philippe Baril Guérard
Mise en scène : Patrice Dubois
Assistance à la mise en scène : Adèle Saint-Amand et Jacinthe Racine
Conseil à la dramaturgie : Marie-Hélène Thibault
Scénographie, costumes et accessoires : Ange Blédja Kouassi et Margot Lacoste